Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Il faut essayer d'obliger tout le monde
On s'en
fout
De temps en temps, l'Homme répand parfaitement la morale. Ainsi, la justice se délite, immobile depuis le silence de l'existence
Saint Tobustin ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

28 Octobre 2006 ::

« Gilles de Retz, le dévôt fou - 2ème partie »

:: Histoire médiévale, 1440

Ce billet fait partie d'un sujet composé de deux parties :

1. Gilles de Retz, dit Barbe-bleue - 1ère partie
2. Gilles de Retz, dit Barbe-bleue - 2ème partie




Les excès & la chute

Entre septembre 1434 et août 1435, Gilles de Retz connaît le summum de sa gloire et de sa démesure. Il retourne à Orléans pendant une année entière, accompagné de toute sa mesnie : sa garde, ses musiciens, ses comédiens, ses hommes de confiance, tous le suivent et mènent un train de vie obscène. Gilles de Retz offre au peuple une gigantesque reconstitution, un spectacle grandiose à sa propre gloire et celle de Jeanne d'Arc, brûlée quelques années auparavant pour sorcellerie. Sous les yeux ébahis de la foule et du roi Charles VII en personne, la représentation emploie plusieurs centaines de comédiens et de figurants, des décors somptueux, une débauche de tables croulant sous la nourriture et l'alcool. La démesure ! Gilles de Retz engloutit dans cette folie une somme d'argent invraisemblable...

Après le retour dans les terres du pays de Retz, les rapts continuent de plus belle, et on parle d'une vieille femme surnommée la Meffraie, qui enlèverait les enfants dans les campagnes. Cependant, les possessions familiales fondent comme neige au soleil : Gilles de Retz doit vendre des terres pour faire face à ses dépenses, et sa famille commence à s'inquiéter. C'est aussi à ce moment que la rumeur de la folie du maître des lieux commence à se dire à voix haute, et la hasard fait bien les choses : les débiteurs de Gilles de Retz seraient sans doute heureux de pouvoir se passer de régler leurs dettes, en particulier Jean V, le duc de Bretagne en personne, qui s'empresse d'acheter toutes ces terres pour une bouchée de pain.


Aux côtés de Gilles de Retz, on trouve désormais un florentin à la moralité plus que douteuse, un certain François Prelati : magicien, ensorceleur, sataniste, alchimiste, il profite de la manne financière et de la crédulité du bourreau qui l'a pris sous son aile. L'argent est dilapidé encore plus vide, et les crimes se multiplient en même temps que les invocations diaboliques. Prelati ôte les derniers reliquats de morale qu'il restait à son hôte : afin de rétablir sa situation financière, Gilles de Retz sacrifie désormais les enfants au démon, et cherche de concert le secret de la pierre philosophale. Dans le même temps, il reste un chrétien dévôt, priant et communiant dans la plus grande ferveur !

Enfin, la coupe finit par être pleine. Suite à une querelle relativement bénigne, concernant la vente de ses terres de Saint-Etienne-de-mer-morte (actuel département de Loire-Atlantique), Gilles de Retz, accompagné par une vingtaine d'hommes d'armes, entre en force dans l'église du village, à cheval, en plein office de la Pentecôte. Il saisit le châtelain avec lequel il a un différend (l'individu est — comme c'est étrange ! — le trésorier du Duc de Bretagne) et le jette dans une oubliette. Cette fois il est allé trop loin : le Duc de Bretagne sollicite ses amis, et le château de Tiffauges dans lequel le châtelain est enfermé est pris d'assaut, et Gilles est contraint de payer une amende de 50.000 écus, somme dont il ne peut pas s'acquitter.


Eglise de Saint-Etienne-de-mer-morte

Arrestation, procès & exécution d'un tueur fou

Pendant ce temps, l'évêque de Nantes, Jean de Malestroit, a réuni de très nombreuses plaintes et témoignages sur les disparitions d'enfants de ces dix dernières années. Le 13 septembre 1440, une troupe armée arrive au château de Machecoul où réside Gilles de Retz : ce dernier, contre toute attente, se rend sans résistance. Il est arrêté sous les chefs d'accusation gravissimes de "sodomie, sorcellerie et assassinat", de même que la terrifiante Meffraie, son acolyte sorcier Prelati, et ses deux fidèles valets et complices nommés Henriet et Poitou.

Gilles de Retz est présenté devant ses juges, et l'on craint des rebuffades de sa part : il reste malgré tout un noble de haut rang. Les accusateurs décident alors d'user de supercherie pour le confondre. Seuls quelques péchés véniels sont ainsi reprochés par le tribunal, notamment son intervention dans l'église de Saint-Etienne-de-mer-morte, et Gilles de Retz ne se méfie donc pas : il reconnaît la légitimité du tribunal à le juger. Entre temps, les langues se sont déliées, et les juges ont pris la mesure de l'horreur des crimes commis. Le 13 octobre, tout juste un mois après son arrestation, la véritable accusation est formulée : on lui reproche plus de 140 crimes ! Gilles de Retz s'emporte, insulte les prélats de l'inquisition, mais Jean de Malestroit fulmine à son tour, et proclame l'excommunication de l'accusé.


Ruines du château de Machecoul

C'est un terrible coup pour Gilles de Retz : lui, si chrétien malgré l'horreur de ses actes, se sent voué aux flammes de l'enfer, et décide de passer aux aveux à condition qu'on lève l'excommunication. Ainsi est-il donc fait. Le 22 octobre, devant le peuple médusé, il commence alors son insoutenable confession publique : rapts, tortures, privations, viols, rites satanistes, sacrilèges, toute l'insanité de Gilles de Retz révulse d'horreur l'assistance. Il déclare lui-même : « J'en ai assez fait pour faire condamner à la mort dix mille hommes ».

Tous écoutent la confession, dans un silence de marbre. Le président du tribunal couvre le crucifix de son manteau d'hermine dans un mouvement de décence et de honte. En larmes, Gilles de Retz déclare à propos de ses crimes : « La cause en est à la mauvaise direction que j'ai reçue dans ma jeunesse. J'allais, les rênes sur le cou au gré de tous mes désirs, et je m'adonnais sans retenue au mal. Ô, vous, pères et mères, je vous en prie, instruisez vos enfants dans les bonnes doctrines dès leur enfance et leur jeunesse et menez-les avec soin dans le sentier de la vertu ! Jamais Dieu ne me pardonnera si vous-même n'intercédez pas pour moi ! ». Et chose incroyable, la foule est alors prise d'un élan de ferveur et de compassion : tous s'agenouillent et se mettent à prier pour le salut de l'âme du meurtrier. Surréaliste !

Le 25, on rend le jugement : Gilles de Retz sera pendu et brûlé, avec ses complices Henriot et Poitou. Prelati s'en sort indemne (il sera exécuté quelques années plus tard pour une autre affaire) et la Meffraie est morte en cellule. Accompagné par une procession populaire à son lieu de supplice, la prairie de Biesse à Nantes, Gilles fait une dernière déclaration solennelle sur le bûcher, que nous rapporte Michelet dans son Histoire de France :

Ma jeunesse entière s'est passée dans les délicatesses de la table. Marchant au gré de mes caprices, rien ne me fut sacré et tout le mal que je pus faire, je l'accomplis. En lui, je mettais toutes mes pensées, tout ce qui était défendu et déshonnête m'attirait et, pour l'obtenir, il n'est moyens que je n'employais, si honteux qu'ils fussent. Pères et mères qui m'entendez, et vous tous, parents et amis de jeunes gens que vous aimez, quels qu'ils soient, je vous en prie, veillez sur eux. Formez-les par les bonnes moeurs et les bons exemples et surtout ne craignez pas de les corriger de leurs défauts, car, élevés hélas comme je l'ai été moi-même, ils pourraient peut-être glisser comme moi dans le même abîme.

Gardez-vous donc, pères de famille, d'élever vos enfants dans les délicatesses de la vie et les douceurs funestes de l'oisiveté, car des excès de la table et de l'habitude de ne rien faire naissent les plus grands maux. L'oisiveté, les mets délicats, l'usage fréquent des vins capiteux sont les trois causes de mes fautes et de mes crimes. Et vous, parents et amis des enfants que j'ai si cruellement mis à mort, vous, qui que vous soyez, contre qui j'ai péché et à qui j'ai pu nuire, présents ou absents, en quelque lieu que vous soyez, je vous en prie à genoux et avec larmes, accordez-moi, donnez-moi votre pardon et le secours de vos prières.

Gilles de Retz fut enfin conduit au supplice après quelques ultimes prières : pendu, brûlé, son corps fut enseveli à l'église Notre-Dame-des-Carmes ainsi qu'il l'avait lui-même souhaité. Une grande et digne célébration fut faite pour ses obsèques, lui, l'ancien chambellan de Charles VII, maréchal de France et grand seigneur breton de la famille Montmorency-Laval.

Détail ultime de cette stupéfiante histoire, afin que chacun garde le souvenir du châtiment et de la repentance de ce criminel, les pères et mères du pays de Retz durent jeûner trois jours de suite, et les enfants durent recevoir le fouet jusqu'au sang... C'est de Gilles de Retz que Charles Perraut s'inspirera par la suite pour créer son personnage de Barbe-Bleue. On estime aujourd'hui à environ 800 le nombre de victimes de ce tueur sanguinaire, immoral et épris de dévotion à la fois.



Bibliographie principale :
- « Histoire de France » - Jules Michelet.
- « Le procès de Gilles de Rais » - Georges Bataille

finipe, 02h51 :: :: :: [2 soupirs de satisfaction]