Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Bigre, je me
ronge
les sangs !
C'est ce qu'on dit
Aujourd'hui, Dieu escalade parfaitement l'art. Ainsi, l'Histoire s'amenuise en courant vers le secret de l'imagination
Caporal de Bol ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

23 Septembre 2006 ::

« Anne d'Autriche & Mazarin étaient-ils amants ? »

:: Histoire moderne, 1650

Le 14 mai 1643, Louis XIII le Juste meurt à Saint-Germain-en-Laye, suivant son ministre Richelieu mort l'année précédente. Le 20, la reine Anne d'Autriche, veuve, devient régente du royaume : le jeune Louis, futur Louis XIV, n'a que 5 ans, et son frère Philippe n'en a que 3. Chacun s'attend alors à un revirement politique de première ampleur : l'on pense que la reine rappellera tous ses anciens amis, disgrâciés par l'intransigeance de Richelieu, et qu'elle s'empressera de conclure la paix avec l'Espagne, dont le roi Philippe IV n'est autre que son propre frère. Mais il n'en est rien et la reine prend le contrepied de ce à quoi tous s'attendent : les bannis et les persécutés demeurent où ils sont, et la guerre avec l'Espagne continue (elle durera d'ailleurs jusqu'en 1659). Cet incroyable revirement de situation sema la rumeur partout : si la régente continuait ainsi, c'est parce qu'elle était l'amante du cardinal Mazarin.


Anne d'Autriche et le jeune Louis XIV

Il est vrai que dans sa jeunesse, la reine était une étourdie, une intrigante, et même une traîtresse : elle avait été mêlée à de nombreux scandales, souvent entraînée par la diabolique Duchesse de Chevreuse[1]. Un flirt manqué avec le duc de Buckingham, des courriers compromettants avec son frère, alors que la France était déjà en guerre avec l'Espagne, la célèbre affaire des ferrets de diamant qu'Alexandre Dumas a immortalisée dans « Les trois mousquetaires », autant de points noirs qui firent d'elle dans sa jeunesse plus une captive suspecte qu'une reine. Mais l'arrivée du jeune Louis en 1638 avait modifié bien des choses : après 22 ans d'infertilité de la reine, la France avait enfin eu un héritier, et Anne d'Autriche régenterait la France non plus pour elle, mais pour la gloire et les intérêts de son fils.

Le cardinal Giulio Mazarini, Mazarin, avait quant à lui été introduit là par son illustre prédécesseur Richelieu. Dumas en fit dans « Vingt ans après » un italien d'une pingrerie confinant à l'imbécillité, mais il apparaît que ce portrait sape ce qu'il était vraiment : un travailleur infatigable, habile, raffiné, rusé, d'une très grande intelligence. Il commença par flatter la reine, la complimenter en toute circonstance, la couvrir de cadeaux subtils et précieux, tout en la convaincant que ses anciens amis n'avaient agi que dans leur intérêt personnel, et qu'il était de son devoir d'agir pour le bien de la France. Anne était coquette : Mazarin lui offrait des parfums subtils. Anne était gourmande : Mazarin retenant les livraisons d'orange du Portugal dans la France entière afin que la reine fût la première à pouvoir les goûter ! Autant d'attentions eurent tôt fait d'attirer, sinon immédiatement l'amour, au moins l'affection.


Le cardinal Jules Mazarin

La très nombreuse correspondance que ces deux hauts personnages ont échangée semble ne laisser aucun doute sur le lien affectif qui existait entre la reine et le cardinal. En revanche, il paraît très difficile de déterminer avec certitude si cette liaison fut plus que simplement platonique. Le cardinal Mazarin n'avait certes pas été ordonné prêtre, mais un cardinal, même s'il pouvait aimer sans que l'opinion ne s'en émût, ne pouvait en aucune façon convoler, sous peine de perdre sa dignité ecclésiastique. La reine quant à elle, bien que veuve et donc libre de s'engager, n'en demeurait pas moins non seulement reine et régente de France, mais également fort dévote. Leur liaison avait en tout cas un singulier tour romanesque : ils employaient des codes pour se désigner, et la finesse des allusions nous convainc définitivement de la grande intelligence de chacun. Ainsi, ils avaient pour habitude de se désigner lui par le nombre 16 et elle par le nombre 15. De même, Anne scellait ses lettres au cardinal d'un sceau représentant leurs initiales entrelacées. Autour de ce sceau, d'autres signes étaient visibles : des S barrés d'un trait oblique appelés "S fermés", et qui, par allusion à l'ancien mot français fermesse signifiant fermeté, évoquait la constance de son engagement en amour.


Anne d'Autriche & Mazarin

Voici deux exemples, extraits de leurs échanges épistolaires :

Le 26 janvier 1653, alors que Mazarin et la reine sont séparés par la Fronde qui sévit à Paris, Anne écrit :

[...] Je ne sais plus quand je dois attendre votre retour, puisqu'il se présente tous les jours des obstacles pour l'empêcher. Tout ce que je vous puis dire est que je m'ennuie fort et supporte ce retardement avec beaucoup d'impatience, et si 16 savait tout ce que 15 souffre sur ce sujet, je suis assurée qu'il en serait touché. Je le suis si fort en ce moment que je n'ai pas la force d'écrire longtemps ni ne sait trop bien ce que je dis. J'ai reçu vos lettres tous les jours presque, et sans cela je ne sais ce qui arriverait. [...]

Mazarin lui reproche alors l'audace de son initiative, et Anne répond de nouveau en ces termes :

Votre lettre [...] m'a mise bien en peine, puisque 15 a fait une chose que vous ne souhaitiez pas... si elle vous a déplu, vous pouvez croire que ce n'a pas été nullement à ce dessein-là, puisque 15 n'a, ni n'est capable d'en avoir d'autres que ceux de plaire à 16 et lui témoigner qu'il n'y a rien au monde pareil à l'amitié qu'elle a pour 16. [...]

En août 1656, Mazarin est cloué au lit par une crise de goutte. Il écrit alors à Anne :

Vous ne sauriez vous imaginer le soulagement que l'on a, dans la maladie que je souffre, quand l'on reçoit certaines visites, de fois à l'autre, le soir, à l'honneur desquelles on ne peut aspirer dans l'état où je suis.

Que de termes galants !

Enfin, peut-on croire que cette liaison, qui apparaît comme indubitable, même si elle ne fut que platonique, eut une influence sur la destinée du royaume de France ? Il semble évident qu'en effet, ce lien fut un élément majeur de l'Histoire : sans cette force d'Anne d'Autriche, secondée par une liaison passionnelle avec son ministre, la France ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. La noblesse aurait probablement affaibli l'autorité du royaume, obligé peut-être alors de conclure une paix prématurée avec l'Espagne et la maison des Habsbourgs. Nous n'aurions peut-être ainsi jamais conquis ni conservé les provinces frontalières du pays (Artois, Alsace, Roussillon...). Et si tout cela fut, c'est par la passion qui liait un italien et une espagnole : Mazarin sans l'amour d'Anne n'eût jamais pu faire ce qu'il fit, et Anne eût du montrer un courage immense pour surmonter tout ce qu'elle dut endurer.

Plus tard, Louis XIV déclarera ainsi que sa mère devait être mise au rang de nos plus grands rois : c'est dire s'il est injustifié de ne pas considérer le rôle éminent d'Anne d'Autriche dans la destinée de la France.



Pour aller plus loin :
- « Mazarin », de Pierre Goubert (Ed. Fayard)
- « Anne d'Autriche, mère de Louis XIV », de Claude Dulong (Ed. Perrin)


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1. Voir à son propos : Le complot de Chalais

finipe, 18h05 :: :: :: [12 poignants panégyriques]