Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Patience et longueur de temps
Ta
gueule
De temps en temps, l'Homme embrasse joyeusement la morale. C'est pourquoi le temps s'oublie, immobile depuis le bonheur de l'imagination
Lao Meuh ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

8 Septembre 2006 ::

« Petite histoire de l'individualisme »

:: Histoire - Inclassable

La question est plus que jamais d'actualité : nous vivons dans un règne d'individualisme forcené. La première interrogation légitime est de se demander comment la société, du moins celle que l'on qualifie d' « occidentale » en est arrivé à ce stade. Il ne s'agit ici nullement d'émettre un jugement partisan sur le bien fondé ou non de cette évolution, mais d'exposer, sinon des faits irréfutables, au moins des idées et des points de repère historiques à ce propos.

Les historiens attribuent généralement les prémisses de l'individualisme au mouvement catholique Protestant. La Réforme, ce grand schisme Chrétien du début du XVIème siècle, permit à tous d'accéder à la lecture de la Bible (traduite depuis le latin), et laissa ainsi à chacun le soin d'interpréter ce qu'il y lisait. Les catholiques laissaient le pouvoir de l'interprétation aux mains des ministres du culte : le latin était une langue d'élites, et le message pouvait être transmis aux masses sans qu'elles n'aient la possibilité de l'interpréter et de réfléchir sur son sens et ses implications. De grands esprits émergèrent et bouleversèrent quelques idées majeures : Léonard de Vinci, Nicolas Copernic (qui réfuta le géocentrisme et affirma que la Terre n'était pas immobile), Tycho Brahé, Johannes Kepler...


Nicolas Copernic (1473-1543)

Puis vint le XVIIème siècle, avec Descartes qui, grâce à des publications en français et non en latin, permit à un grand nombre de lecteurs (à commencer notamment par la noblesse, l'élite du pays) de s'affranchir intellectuellement par ce célébrissime aphorisme : « Je pense donc je suis ». Outre le « discours sur la méthode », on peut également citer un autre tournant majeur de cette évolution : la fin progressive du modèle artistotélicien qui plaçait la Terre au centre de l'univers. C'est notamment Galilée, qui, reprenant avec vigueur et courage, contre l'avis de Rome, les idées de Copernic, plaça le soleil au centre de l'univers. Il paya d'ailleurs sa théorie héliocentriste par un procès devant l'inquisition, en 1633, au cours duquel il dut abjurer ses idées hérétiques...


René Descartes (1596-1650), et son fameux « Discours sur la méthode »
(publié pour la première fois en 1637)

C'est seulement à la fin du XVIIème siècle que fut reconnu l'héliocentrisme, avec la « mécanique céleste » d'Isaac Newton (l'Eglise quant à elle ne reconnut cette idée qu'en 1830). Partout en Europe et dans le nouveau monde qui balbutiait en ce XVIIème siècle, on assista à une rationalisation scientifique et technique, à l'avènement du sujet, de l'individu, singulier et qui vaut par lui-même. L'Eglise se montra bien entendu particulièrement réticente, voyant là une dangereuse évolution des mentalités.


Isaac Newton (1643-1727)

Les années et siècles qui suivirent n'eurent de cesse d'aller en ce sens (le XVIIIème siècle, « Siècle des Lumières »), la brèche était ouverte : liberté et émancipation étaient les maîtres mots des philosophes et des écrivains (Voltaire, Diderot, Rousseau, Condorcet...), et ce malgré les réticences de l'Eglise, qui ne pouvait plus arrêter ce mouvement. On continua de rationaliser et d'organiser la société, de mettre en avant le progrès, le bonheur : l'avènement de l'individu. La famille ou le clan, autrefois références sociales et repères de chacun pour trouver sa place, cédèrent la place à l'individu, qui eut désormais une place dans le monde, sans nécessairement appartenir à un groupe. Les sociétés holistes disparurent et laissèrent place à une société individualiste.

Chacun peut tirer des conclusions de cette profonde métamorphose des esprits et des idées : l'on pourrait en attribuer l'un des motifs d'événements historiques majeurs, tels que la Révolution française, l'essor industriel, le déclin de la Foi, l'anarchisme de la fin du XIXème siècle... Pour autant que l'on puisse en juger, cette évolution fut tout de même bénéfique : lequel d'entre nous pourrait-il se plaindre d'être aujourd'hui libre de penser, d'écrire ou de dire ce qu'il veut ? Qui pourrait regretter d'avoir le choix lorsqu'il s'agit de décider de ceux qui vont le diriger, celui ou celle qu'il va épouser ?

L'individualisme a certes un double tranchant : il donne à l'individu la responsabilité, l'énorme et terrible responsabilité des choix qu'il fait pour lui-même, au risque d'en faire de mauvais, ou de devoir en faire lorsqu'il ne se sent pas assez fort pour cela. Peut-être est-ce déjà une première piste pour en comprendre les excès ou les défaillances.

Ces excès, venons-y désormais : aujourd'hui, la rationalisation, le progrès et l'émancipation sont en faillite. Le développement des techniques et des sciences n'est pas toujours bénéfique, chacun le sait : l'environnement est menacé, Hiroshima et Nagasaki furent rayées de la carte en une seconde, Auschwitz a mis en pratique ce progrès à des fins de massacre industriel. Le rationnel n'est plus toujours raisonnable. L'émancipation a eu son lot d'effets pervers, comme par exemple en URSS avec le stalinisme, et le cortège de massacres des goulags et des déportations.


Hiroshima, après la bombe atomique

L'individu d'aujourd'hui, quant à lui, n'est plus l'individu idéal des Lumières, savant, raisonnable, réfléchi et responsable, tels que le furent le capitaine Nemo de Jules Verne, Louis Pasteur ou le commandant Cousteau, trois héros exemplaires de l'individualisme éclairé. L'individu d'aujourd'hui est en quête, en interrogation, ne peut se projeter au-delà de quelques mois, voire quelques semaines parfois.

Le XXème siècle a montré l'autre côté du miroir : le développement acharné de la société industrielle (Fordisme, Taylorisme, Chaplin et les « temps modernes ») nous a fait glisser inéluctablement d'une société de production à une société de consommation. Publicité, crédit à la consommation, toute puissance de l'argent, possession.

De l'idéal décrit par Descartes (« Devenez maîtres et possesseurs de la Nature »), qui supposait le travail, l'effort et le sacrifice pour les générations futures, nous sommes passés à l'idéal narcissique de la jouissance immédiate, de la consommation : l'ordre travail/plaisir est aujourd'hui renversé en plaisir/travail.

On retrouve ces contradictions partout : l'Art par exemple, dont Baudelaire a voulu faire un reflet de son époque (inventant ainsi la "modernité") a pris conscience de l'accélération du temps. L'artiste ne peut plus se situer dans le temps, il se situe donc aujourd'hui dans l'espace et dans l'immédiat (oeuvres temporaires, primauté du message véhiculé par l'oeuvre plutôt que son esthétisme...).

Il n'y a plus de temps, plus d'Histoire, plus de limites, plus de catégories. Les paradoxes surgissent partout : la logique de l'individu est contradictoire avec la logique du système. Le rationnel est contradictoire avec le raisonnable. L'efficacité est contradictoire avec la communication et la démocratie. Les biens coexistent dans un même espace horizontal, les uns à côté des autres, il n'y a plus de hiérarchisation des valeurs, la différence vient du prix et du désir. Nous sommes versatiles, relativistes à outrance. Il est impossible de "changer le monde". La théorie du chaos triomphe. L'investissement affectif ne se fait plus dans des lieux, mais dans des espaces, des réseaux, des gares, des aéroports, des endroits impersonnels, froids et vides d'émotions.

Voici donc où nous en sommes. Chacun peut prêter à ces idées plus ou moins de crédit ou d'accord, puisque la question est assurément trop vaste pour pouvoir être traitée en quelques paragraphes.



Pour aller plus loin, lire notamment :
- « Les Temps hypermodernes », de Gilles Lipovetsky.
- Eventuellement des bouquins de Jean-François Lyotard, mais avec des pincettes.

finipe, 03h18 :: :: :: [5 pensées profondes]