Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Bigre, je me
ronge
les sangs !
C'est pas faux
Aujourd'hui, la Femme ignore horizontalement la démocratie. Ainsi, la piété filiale se délite en atteignant le silence de l'individualisme
Jean-Sol Partre ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

11 Novembre 2010 ::

« Le der' des ders de la der' des ders »

:: Paparatzi

Quelle meilleure date que ce 11 novembre pluvieux et venteux pour rééditer cet article que j'avais écrit dans feu mon blog il y a 2 ans à l'occasion du décès du dernier "poilu", Lazare Ponticelli ?
Avant-hier, un collègue me disait qu'on ferait mieux de supprimer ce jour férié maintenant qu'il ne reste plus aucun ancien combattant, et qu'en cette période de vaches maigres cela rapporterait rien moins que plusieurs milliards d'euros à l'Etat. Oui oui, vous ne rêvez pas, c'est bien un prof qui a dit ça. Ce n'est d'ailleurs pas dans ses habitudes !
Outre le fait qu'après la réforme des retraites, une mesurette comme celle-ci pourrait déclencher une autre guerre, civile celle-là, je ne vois pas en quoi la disparition des derniers témoins oculaires devrait nous faire oublier cette boucherie, bien au contraire.
Dans un état laïque et de plus en plus athée, des jours fériés comme le jeudi de l'Ascension, le lundi de Pâques ou l'Assomption auraient même beaucoup plus de légitimité à disparaître que le 11 novembre ou le 8 mai.


Tous les drapeaux ont été tellement souillés de sang et de m... qu’il est temps de n’en plus avoir du tout.
G. Flaubert (« correspondance »)



Hommage à Lazare Ponticelli par la Légion Etrangère, dans la cour des Invalides


Le 12 mars dernier, Lazare Ponticelli, dernier « poilu » de la Grande Guerre vivant encore en France, s’est éteint à l’âge de 110 ans.

L’histoire de cet homme, totalement rocambolesque, mérite un détour : né à Bettola en Italie, dans une famille très pauvre de sept enfants, sa mère part très tôt en France pour essayer de gagner plus d’argent, mais son père et son frère aîné décèdent rapidement. Il commence à travailler dès l’âge de 6 ans, capturant des oiseaux et fabriquant des sabots, dans l’espoir de se payer un billet de train pour la France.
De peur que ses économies soient insuffisantes, il court derrière le train jusqu’à la frontière française, avec ses sabots sur le dos pour ne pas les abîmer (!) Lorsqu’il arrive à la gare de Lyon, à 9 ans, il ne sait ni lire, ni écrire, et ne parle pas un traître mot de français.
Après trois jours et trois nuits passées dans la gare parisienne, il est remarqué par un employé des chemins de fer qui lui demande ce qu’il fait là, mais Lazare ne peut que lui dire le nom d’un bistrotier Italien, point de passage des autres immigrés de son village. Par chance, le chef de gare connaît ce café et l’y conduit. La patronne le recueille pendant trois mois, avant qu’il ne rejoigne la communauté « Ritale » de Nogent-sur-Marne où il devient ramoneur.
Au moment de l’assassinat de Jaurès, en juillet 1914, il est crieur de journaux à Bastille.
Dès le début de la guerre mondiale, il triche sur son âge (16 ans) pour s’engager dans le premier régiment de marche de la Légion Etrangère, où il retrouve un de ses frères. Envoyé au front du côté de Soissons, on lui demande un jour d’aller chercher un blessé, il découvre qu’il s’agit de son frère.
En 1915, l’Italie entre en guerre aux côtés de la France et de ses alliés, et Lazare est démobilisé pour rejoindre l’armée de son pays. Mais il refuse de quitter l’armée française. Il retourne même à la vie civile pour quelques mois. Ce sont finalement les gendarmes qui iront l’arrêter et qui le raccompagneront à Turin.
Incorporé dans les « Alpini » (Chasseurs Alpins), il combat les Autrichiens dans les Dolomites et y connaît d’ailleurs un épisode de fraternisation avec l’ennemi. Sa compagnie est alors sanctionnée et envoyée à Monte Cucco (actuelle Slovénie) où il sera blessé à la joue par un éclat d’obus lors d’une offensive. Opéré à vif, il est envoyé en convalescence à Naples, avant de revenir au front en 1918, à Monte Grappa, où il est confronté à des attaques aux gaz.
Dès 1920, il revient en France où il fonde avec deux de ses frères l’entreprise de fumisterie Ponticelli frères. Il est naturalisé français en 1939. Son entreprise déménage en zone libre sous l’occupation, mais Lazare reviendra à Paris en 1942 et participera à la Résistance contre les Nazis. Ponticelli frères est aujourd’hui une petite multinationale qui emploie 3800 personnes.


Une des dernières photos de Lazare Ponticelli encore en vie


« Je refuse ces obsèques nationales. Ce n'est pas juste d'attendre le dernier poilu. C'est un affront fait à tous les autres, morts sans avoir eu les honneurs qu'ils méritaient. On n'a rien fait pour eux. Ils se sont battus comme moi. Ils avaient droit à un geste de leur vivant... Même un petit geste aurait suffi »

L. Ponticelli



Je n’irai pas plus loin dans les détails de l’histoire de cet homme car ce serait trahir sa volonté. Lui qui a refusé d’être inhumé au Panthéon (remarquez, je ne sais pas si vous y êtes déjà allé, mais je ne suis pas sûr que vous en voudriez non plus :-), lui qui a même refusé les obsèques nationales, avant d’accepter finalement une cérémonie aux Invalides, à la condition expresse qu’elle soit aussi à la mémoire de tous les « poilus ». Lui qui savait qu’il ne devait sa notoriété, d’ailleurs fort tardive, c’est le moins que l’on puisse dire, qu’à son « statut » de super centenaire. Il savait qu’il ne méritait pas plus cette gloire que tous ceux qui étaient morts avant lui, soit de leur « belle mort », soit des suites plus ou moins lointaines de leurs blessures. Il savait également qu’il méritait sans doute bien moins cette gloire que tous ceux qui furent fauchés dans leur tendre jeunesse, et qui gisent sous les croix de bois, ou même nulle part, pour avoir été dispersés, volatilisés par un « orage d’acier ».

C’est un beau symbole que cette cérémonie à la mémoire des poilus ait eu lieu, ce 17 mars 2008, à l’Eglise St Louis des Invalides.
C’est là que les vétérans, pensionnaires de l’Hôtel des Invalides créé par Louis XIV, assistaient aux offices religieux, notamment aux enterrements des leurs, en présence parfois du Roi lui-même, même s’il avait sa propre chapelle séparée.
C’est là qu’on a accroché pendant des lustres les drapeaux pris à l’ennemi durant les guerres qui ont émaillé notre histoire moderne, et c’est là qu’ils se trouvent encore.

L’épopée disparaît avec l’âge de l’héroïsme individuel ; il n’y a pas d’épopée avec l’artillerie

E. Renan (« Dialogues et fragments philosophiques »)



Mais c’est là, aussi, juste à côté, que se trouvent les tombeaux des généraux Mangin et Nivelle, considérés par la plupart des historiens comme l’archétype des « officiers bouchers », hélas innombrables durant la première guerre mondiale. Tous ces galonnés issus de l’éducation Saint-Cyrienne du XIXème siècle, qui avaient souvent fait leurs classes durant la colonisation, et qui ne comprirent que trop tardivement que la donne avait changé, que le matériel de la guerre moderne offrait une telle puissance de feu qu’aucun homme, même animé d’un courage inflexible et d’une abnégation totale, ne pouvait l’affronter tête haute, poitrine bombée, baïonnette au canon, sans être certain d’être tué ou mutilé. Certains même ne le comprirent jamais, et surtout, dans leur incurie criminelle, ne voulurent jamais le comprendre, s’obstinant à ordonner des attaques successives, suicidaires, contre des objectifs imprenables, utopiques, d’une portée tactique très limitée, et d’une portée stratégique nulle.

Ponticelli, du haut de ses 110 ans, a peut-être pu leur faire un pied de nez en passant dans son cercueil, à ces Mangin et Nivelle. En leur disant « je vous ai survécu ».


Un cliché célèbre, emblématique de la première guerre mondiale :
les vivants cohabitant avec leurs camarades morts, voire déchiquetés.


Je me souviens, quand j’étais gosse, il m’arrivait de temps à autre de voir un papi à peu près octogénaire à qui il manquait un morceau, souvent une jambe, parfois un bras. Et je me disais : « c’est ptet que quand on est vieux, on a des fois un bras ou une jambe qui ne marche plus, et on est obligé de se le faire enlever ».
Ce n’est que quelques années plus tard, quand je n’en voyais déjà plus, que je compris ce qui leur était arrivé. Mes parents auraient dû me dire ce qui leur était arrivé quand je les croisais dans la rue. Mes instits auraient dû les faire venir dans ma classe pour qu’ils nous expliquent un peu, eux-mêmes, ce qui leur était arrivé. Mais on m’avait laissé avec mes suppositions erronées. C’était comme ça. Et on retrouve ce déni dans la citation de Ponticelli plus haut dans ce texte.

Alors très vite, je me suis passionné pour cette guerre, pour cette horreur inédite, pour cette tuerie, pour ce massacre organisé, pour cet abattoir programmé à grande échelle. La guerre aux 8 millions de morts, ou plutôt, devrais-je dire, la guerre aux 48 millions de morts, si on y ajoute ceux de la deuxième guerre mondiale qui ne fut que la conséquence directe de la première, puisque les Allemands, humiliés et affamés par le diktat de Versailles, se précipitèrent dans les bras du sauveur Hitler, avant de réaliser trop tard qu’ils avaient embrassé la camarde. Certains historiens n’hésitent d’ailleurs pas à considérer qu’il n’y eut qu’une seule guerre mondiale, dont les deux épisodes furent séparés d’une trêve de 20 ans.
C’est assurément comme cela que nos descendants verront la chose. Après tout, on parle bien de « la guerre de 100 ans », qui dura de 1337 à 1453, c’est-à-dire 116 ans, et qui comporta bien plus de trêves que de périodes de guerre.

Juger les idées d’un siècle avec les opinions d’un autre, c’est l’anachronisme le moins remarqué et, peut-être, le plus préjudiciable à la vérité historique

Philippe-Antoine Grouvelle (« Mémoires sur les Templiers »)



Cette fascination qui est la mienne est bien moins une fascination d’origine testostéronale envers la violence guerrière, qu’une fascination d’origine intellectuelle qui cherche désespérément à comprendre. A comprendre l’incompréhensible, autant dire que c’est pas gagné, et que « je me la péterai encore souvent avec ma guerre 14-18 » (les habitués savent que c’est devenu une sorte de blague récurrente avec finipe, depuis les paroles assassines d’une ex qui ne comprenait pas mon intérêt pour ce sujet, et qui ne comprenait d’ailleurs pas grand-chose d’autre non plus…)
Je n’ai jamais compris, en effet, comment des hommes sains de corps et d’esprit ont pu se laisser docilement mener à cet abattoir programmé, s’entretuer avec une sauvagerie souvent aveugle, pour des motifs qui ne les concernaient souvent que de bien loin. Je le comprends encore moins, à l’aune de l’Europe d’aujourd’hui, et notamment des Allemands qui nous ressemblent tant.
Je me suis longtemps dit que si je ne savais pas pourquoi, ceux qui se sont battus, ceux qui se sont sacrifiés, ceux qui sont morts, eux, devaient le savoir. Je me suis longtemps dit que j’avais sombré dans le terrible écueil qui consiste à juger une époque avec l’esprit d’une autre.
Mais récemment, j’ai vu cette phrase de Lazare Ponticelli, le der des ders de la der des ders, et je pense que c’est celle-ci qu’il faut retenir :

« Cette guerre, on ne savait pas pourquoi on la faisait. On se battait contre des gens comme nous »

L. Ponticelli



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