La grande traque
Après son succès face au Hood et au Prince of Wales, Lütjens hésite. D’un côté, cette victoire est encourageante. D’un autre côté, le Bismarck a tout de même été touché, et les Anglais semblent anticiper tous ses déplacements depuis son départ le 18 mai, et il commence à se demander s’il ne ferait pas mieux de rebrousser chemin et de renoncer à descendre sur l’Atlantique. Il finit pourtant par décider de continuer sa mission.
A gauche : Amiral Günther Lütjens (1889-1941)
Vétéran de la première guerre mondiale, il y avait commandé un torpilleur et avait mené plusieurs raids sur Dunkerque. Anti-nazi, il avait fait partie des rares officiers à écrire une lettre de protestation après la "nuit des longs couteaux". Pessimiste quant au bien-fondé de la mission du Bismarck, il semblerait qu'il avait ordonné de ne pas engager le Hood, mais que Lindemann lui aurait désobéi.
A droite : Amiral John Tovey (1885-1971)
Egalement vétéran de la première guerre mondiale, il avait
notamment participé à la célèbre et terrible bataille du Jütland, en 1916.
Une impitoyable traque va donc être lancée par la Marine britannique :
- Les croiseurs Suffolk et Norfolk suivent toujours le Bismarck à portée radar.
- L'Amiral Tovey monte lui-même à bord du HMS King George V, un croiseur de bataille identique au Prince of Wales, et quitte Scapa Flow avec le porte-avions HMS Victorious et toute une flottille de destroyers.
- La Force H quitte Gibraltar et fonce vers le nord à la rencontre du Bismarck. Elle est composée du croiseur de bataille HMS Renown, du croiseur léger HMS Sheffield, et du porte-avions HMS Ark Royal.
- Le croiseur de bataille HMS Rodney, qui escorte un convoi de troupes canadiennes vers les Iles Britanniques, reçoit l'ordre de se dérouter vers le Bismarck.
- Le croiseur lourd HMS Dorsetshire, qui escorte un convoi en provenance d'Afrique-du-Sud, reçoit également l'ordre de se diriger vers le Bismarck.
Cette carte a été faite par mes soins en recoupant toutes les informations que j'ai pu trouver. Elle n'a pas la prétention d'être d'une précision géographique d'orfèvre, notamment sur le trajet exact des bateaux. Merci de votre compréhension.
Dès le soir du 24 mai, les avions torpilleurs Swordfish lancent un raid sur le Bismarck à partir du porte-avions HMS Victorious, de la Home Fleet. Le cuirassé est touché une seule fois, l'explosion tue un marin, le premier sur le Bismarck depuis qu'il est parti 6 jours plus tôt. Mais aucune avarie ne résulte de ce coup au but, et le cuirassé continue sa route.
A 3 heures du matin, le 25 mai, les poursuivants Suffolk et Norfolk perdent le signal radar de leur proie, tandis que la Home Fleet fait une erreur d'appréciation en remontant trop au nord. A ce moment précis, on peut parier que le Bismarck parviendra à gagner la côte bretonne pour se mettre à l'abri des destroyers et de la couverture aérienne de la Luftwaffe, et qu'il pourra ensuite aller se faire réparer tranquillement dans la Cale Joubert au Port de St Nazaire, seule cale sèche assez grande pour recevoir le géant des mers.
Avions biplans lanceurs de torpilles "Swordfish"
Mais deux événements vont changer son destin.
Tout d'abord, dans la journée du 25, l'Amiral Lütjens, malgré les objections du Capitaine Lindemann, va commettre une grave imprudence et transmettre un message radio d'une demi-heure, au risque qu'il soit capté par les britanniques, ce qui sera bien sûr le cas.
Ensuite, dans la matinée du 26, un avion de reconnaissance décolle du Lac Lough Erne en Irlande du Nord et passe par un corridor aérien au-dessus de la République d'Irlande (pour la petite histoire, ce corridor a été secrètement négocié avec ce pays, qui est neutre). Pendant sa mission, par un incroyable coup de chance, il survole et reconnaît le Bismarck, transmettant aussitôt ses coordonnées précises à l'Amirauté.
Le Lac Lough Erne vu des Cliffs of Magho (photo draleuq)
Les Anglais réalisent alors que le Bismarck est hors de portée de la Home Fleet et du HMS Rodney. Tous leurs espoirs reposent désormais sur la Force H, et surtout sur les avions Swordfish du porte-avions HMS Ark Royal.
Un premier raid est lancé au début de la soirée du 26, mais le temps est tellement épouvantable que les aviateurs confondent leur propre croiseur HMS Sheffield avec le Bismarck ! Mais, par un incroyable coup de chance, cette erreur va se retourner en faveur des Anglais. En effet, les torpilles lâchées sur le Sheffield n'explosent pas, ce qui les amène à conclure que c'est le nouveau système de détonateur magnétique qui ne fonctionne pas. Avant de lancer un nouveau raid, on prend donc le temps de démonter ces détonateurs et de les remplacer par des détonateurs au contact.
A 21 heures, la nuit tombe, et c'est le raid de la dernière chance pour les Swordfish de l'Ark Royal. Presque tous manquent leur cible, mais un pilote parvient à placer une torpille à la poupe du Bismarck, qui endommage le gouvernail de manière irrémédiable. Cette fois, c'est le tournant. Le cuirassé n'est plus manoeuvrable, et condamné à faire de grands ronds, et encore, à vitesse réduite, ce qui fait de lui une cible d'autant plus facile.
LE DESTIN DU PORTE-AVIONS HMS ARK ROYAL
Il sera torpillé par le sous-marin U-81, le 13 novembre 1941 en Méditérranée. Les dommages, apparemment mineurs, seront mal évalués, ce qui entraînera son chavirage le lendemain. Sur les 1 575 hommes de son équipage, un seul perdra la vie.
Pire que tout, son gouvernail coincé l'emmène vers le Nord, à la rencontre de la Home Fleet et du HMS Rodney, jusqu'ici hors de portée. Il n'a plus qu'à défendre chèrement sa peau.
Toute la nuit du 26 au 27, le Bismarck va être harcelé par les torpilles de quatre destroyers britanniques, mais aucun coup au but ni d'un côté ni de l'autre.
Le sous-marin allemand U-556, de retour de mission, et qui s'est entraîné avec le Bismarck en mer baltique, passe à portée du King George V et de l'Ark Royal, mais décidément le sort est contre les allemands : il est à court de torpilles.
Le coup de grâce
Au lever du jour, le 27 mai, la bataille finale est lancée. Pendant plus de deux heures, un déluge de feu va s'abattre sur le géant blessé. Plus de 2000 tirs d'obus, dont plusieurs centaines atteindront le Bismarck.
Le Norfolk, le King George V, le Dorsetshire, le Rodney le toucheront tous à plusieurs reprises, ce dernier avec des obus de 406 mm ! Les superstructures du cuirassé sont tellement écrasées sous le feu qu'il est bientôt réduit au silence, ce qui permet au Norfolk et au Rodney de s'approcher encore plus près du monstre et de lui envoyer deux torpilles chacun.
Le croiseur de bataille HMS Rodney, soutenant
le débarquement en Normandie, le 7 juin 1944
Mais le Bismarck s'obstine encore à flotter. Tandis que les destroyers et les trois autres croiseurs, à court de munitions et de fuel, se retirent du champ de bataille, le Dorsetshire reçoit l'ordre d'achever le Bismarck.
En partant, l'Amiral Tovey, du pont du King George V, aurait dit "impossible to sink with guns"...
Le HMS Dorsetshire s'approche à son tour du Bismarck et lui expédie deux torpilles sur un flanc, une sur l'autre. A 10 h 40, il sombre enfin...
C'est également le Dorsetshire qui va commencer à secourir les naufragés du Bismarck. Mais alors que seulement 115 ont été sauvés, une alerte au sous-marin retentit et le navire anglais reçoit l'ordre de quitter les lieux et d'abandonner les autres à une mort certaine. Ces 115 privilégiés seront les seuls survivants sur les 2200 hommes de l'équipage du Bismarck. L'Amiral Lütjens et le capitaine Lindemann avaient sans doute trouvé la mort dans le bombardement, avant le naufrage.
LE DESTIN DU HMS DORSETSHIRE
Croiseur lourd HMS Dorsetshire
Des survivants du DKM Bismarck hissés à bord du HMS Dorsetshire
En août 1941, le Commandant Augustus Agar (1890-1968), héros de la première guerre mondiale (il a participé au raid sur Zeebrugge en 1916 et a reçu la Victoria Cross pour son action contre les Bolcheviques en 1919) reçoit le commandement du HMS Dorsetshire. Le 4 avril 1942, alors qu'il est stationné à Colombo dans l'île de Ceylan avec son sister ship le Cornwall, l'Amiral James Somerville (celui-là même qui commandait la Force H de Gibraltar sans laquelle le Bismarck n'aurait pas été coulé) lui ordonne de le rejoindre aux Maldives.
Mais les deux navires sont attaqués par l'aviation Japonaise au milieu de l'Océan Indien. Touché par neuf bombes, le Dorsetshire sombre. Plus de 500 membres de l'équipage survivront, mais 234 trouveront la mort.
La fin des HMS Dorsetshire et Cornwall
Sabordage ou pas sabordage ?
Une polémique verra ensuite le jour, qui n'a toujours pas trouvé son épilogue aujourd'hui.
Plusieurs survivants du DKM Bismarck prétendirent en effet que leur navire n'avait pas coulé sous l'effet des obus, ni des torpilles, pas même celles du Dorsetshire, mais avait été sabordé par les Allemands eux-mêmes pour ne pas que le Bismarck ne tombe entre des mains ennemies.
Naturellement, les Britanniques contestent formellement cette version : selon eux, c'est bien le Dorsetshire qui a achevé le cuirassé allemand.
L'épave fut découverte à 4700 m. de profondeur en 1989, par Robert D. Ballard, également découvreur de l'épave du Titanic. Après analyse de l'épave, Ballard suggéra qu'un sabordage avait effectivement pu précipiter la fin du Bismarck.
Une plongée eut également lieu en 1999 pour une émission documentaire sur Channel 4, et plus récemment, c'est James Cameron, le réalisateur du film "Titanic", qui effectua une dernière plongée pour son film documentaire "Expédition : Bismarck" paru en 2002. Cameron conclut également que les dégâts externes, bien que très importants, ne pouvaient pas expliquer à eux-seuls que le cuirassé ait coulé.