Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Je ronge mon
frein, ça fait
mal
Et ta soeur ?
De plus en plus, l'Humanité escalade parfaitement son destin. C'est pourquoi l'amour s'amenuise en évitant le bonheur du post-modernisme
Ploton ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

30 Août 2006 ::

« Tendance pourrie »

:: Misanthropie

Aaaah que diable ne l'avons nous point connue avant ? Cette "nouvelle scène française" qui, depuis quelques mois, quelques années même maintenant, connaît un succès retentissant ! Mais si vous savez, ce sont les "chanteurs à texte". Ceux dont on se fout éperdument qu'ils aient une réelle qualité musicale, mais qui écrivent des textes sublimes, poétiques, oniriques, de véritables oeuvres littéraires en somme.

Généralement, ils chantent d'une façon désinvolte, d'aucuns diraient assez mal, mais plutôt que de brailler telle une horde de Céline Dion, ils interprètent leurs chansons avec sincérité, émotion, humour ou cynisme. Vous l'aurez compris, je veux bien sûr parler de ces Benabar, Vincent Delerm, Cali, Raphaël, et autres Thomas Fersen bien sûr ! Ainsi, ces dignes successeurs de héros mythiques tels Brassens, Brel ou Léo Ferré, ont su paraît-il redorer le blason de la chanson française grâce à leur talent.

D'une certaine façon, il est amusant de constater cette dichotomie dans la chanson :

  • A notre gauche, nous avons les "chansonniers", ceux qui écrivent des "chansons à textes", et pour lesquels le sens est l'objectif principal, et la musique est accessoire.
  • A notre droite, nous avons les "chanteurs", ceux qui chantent des conneries, des bluettes navrantes, en braillant des mélodies simplistes, mais avec une orchestration efficace.

  • D'un côté : un look un peu ringard, un pull à col en V, une coiffure savamment négligée, une veste noire simple, une barbe de trois jours.
  • De l'autre : des strass, des robes clinquantes, des beaux mecs, des filles au galbe élancé, des chorégraphies éprouvées et des foules adolescentes déchaînées.

  • D'un côté : des prénoms qui fleurent bon le terroir français (Vincent, Thomas, Nicolas, Guillaume...)
  • De l'autre : des prénoms étranges aux orthographes improbables (Arno, Jonatan, Jill, Ely...)

  • D'un côté : ceux qui votent à gauche et le proclament haut et fort.
  • De l'autre : ceux qui votent à droite, ou ne votent pas, ou s'en foutent, mais qui disent voter à gauche pour ne pas blesser leur image.

  • D'un côté : la poésie, la primauté de l'être sur le paraître, la sensibilité, la droiture artistique.
  • De l'autre : le fric, les paillettes, la star academy, la compromission.

  • D'un côté : les gentils.
  • De l'autre : les méchants.


A gauche : un gentil - A droite : des méchants

Bon eh oh ! Vous avez déjà VRAIMENT écouté une chanson de Vincent Delerm ? Vous avez déjà VRAIMENT prêté attention à un texte de Raphaël ? Eh ben je vais vous en donner moi, du chanteur à texte :


L'heure du thé
(Vincent Delerm)

J'étais passé pour prendre un thé caramel ou vanille
Bah non j'ai plus que vanille
J'étais venu pour dire des trucs pas terribles
(eh bien bravo, c'est réussi)
Y'a plein de travaux dans ta rue
Tiens c'est marrant t'as la Bible
(en effet, c'est vraiment tordant)
Sous un poster de Modigliani
(t'as raison, Modigliani dans une chanson ça fait tout de suite classe)
J'étais passé pour prendre un thé
Et j'ai passé la nuit
(moi je vais pas la passer, à ce rythme)

(Refrain)
Mais ce matin rue St Sévrin
Je sors de chez toi habillé comme hier
(ah c'est donc pour ça qu'on a l'impression que tu dors dans tes fringues !)
Dans la ville normale, des voitures banales
(...?!!?!)
Qui ne savent pas pour la nuit dernière

On a discuté jambon purée bougie
(fascinant)
Gabriel Fauré Mozart Laurent Voulzy
(Fauré et Mozart après Modi, c'est vraiment la super classe)
Assis en tailleur face à Modigliani
Sur Karin Redinger tu m'as dit bien sûr que si

(Refrain)

J'étais passé pour prendre un thé
(et finalement tu prends la tête)


C'est fou, dès que j'entends ce mec ou l'un de sa clique, j'ai comme des nausées. Ça doit être mes enceintes. Mais que voulez-vous, je suis un inculte, insensible à la beauté des choses, un rejeton de la populace, incapable de saisir le sens profondément poétique de ces quelques phrases, que dis-je, de ces quelques vers.

Quand je pense qu'on compare ces types là avec Georges Brassens ou Jacques Brel...

finipe, 04h49 :: :: :: [11 commentaires désobligeants]

29 Août 2006 ::

« Allez, et si on parlait un peu de la mort ? »

:: En vrac

C'est vrai quoi à la fin, on n'en parle jamais ! La mort c'est sale, la mort c'est caca. D'ailleurs, on ne meurt plus de nos jours. On "s'éteint", on "part", on "ferme ses yeux", ou bien au pire on "décède" : c'est la grande foire aux euphémismes et autres circonlocutions. La mort c'est TABOU, et contrairement aux Inconnus (les trentenaires s'en souviennent sûrement), on n'en viendra pas tous à bout. C'est même le contraire.

Pourtant, avant l'avènement de la raison, on savait mourir : la mort faisait partie de la vie de tous les jours (bien plus qu'actuellement, d'ailleurs), et on composait avec. Il y avait des livres d'heures, qui nous apprenaient à bien mourir, à jouir des jours que l'on vivait. On intégrait cette constante dans l'existence, et finalement, lorsqu'elle arrivait, c'était très triste bien sûr, mais on était prêt.

Alors quoi, zut à la fin, doit-on nier la mort, alors que c'est le seul dénominateur commun et universel de la vie ? Je comprends que pour cette illustre et, en ces temps de rationalisme, très puissante corporation des médecins, la mort soit finalement le plus bel échec de leur savoir-faire. Un patient qui meurt, c'est un échec professionnel : ça, c'est le déni suprême de la mort ou je ne m'y connais pas, sacrebleu. Du coup, certains voudraient sans doute la programmer, à défaut de la maîtriser, puisqu'elle est inéluctable et dépasse notre propre maîtrise technique.

Par contre, notre technique nous apporte chaque jour un peu plus de maîtrise dans ce domaine que l'on appelle les "soins palliatifs". Alors ÇA c'est un progrès, un vrai : ce sont ces soins-là qui vont nous permettre, à nous autres homo sapiens angoissés par la mort, de faire autre chose de l'agonie qu'une simple période de presque mort douloureuse et pénible pour l'entourage comme pour soi-même.

Grâce à ça, nous pouvons désormais mourir sinon joyeux, au moins serein. Nous pouvons dire adieu à notre entourage, de façon apaisée. On peut vivre sa mort en quelque sorte. Au lieu de cela, que faisons-nous en niant l'inéluctable ? On commence par jouer la comédie en faisant semblant d'ignorer l'agonie, mais après la mort, il est trop tard pour faire des adieux, et l'on regrette bien souvent. On s'obstine à mourir seul, dans la douleur, isolé. Bref, à mourir mal.

Je propose donc de redonner ses lettres de noblesse à cette sympathique Faucheuse (qui n'est pas si mauvaise que ça puisqu'un jour elle moissonnera des gens comme Vincent Delerm ou Benabar), et, à l'instar du regretté mais toujours admiré Pierre Desproges, de "vivre heureux en attendant la mort" !

finipe, 00h36 :: :: :: [5 critiques dithyrambiques]

24 Août 2006 ::

« Le gueux de Saint-Jacques »

:: En vrac

Je m'étais juré d'écrire un billet aujourd'hui, et j'ai à peu près autant d'idées qu'une laitue lyophilisée. Je recycle donc une petite nouvelle que j'ai écrite il y a quelques mois.



La tour Saint-Jacques sonna mollement l'angélus, tandis que le jour déclinait rapidement. Quelques bourgeoises bigotes sortirent précipitamment, tenant fermement un chapelet, comme si cette laisse du culte les guidait vers ce laquais prévenant et ce carrosse tout prêts à les ramener vers la sécurité d'un logis cossu. L'automne déjà bien avancé menaçait encore une fois d'inonder les rues de la capitale de ses pluies froides, et les rigueurs du ciel faisaient de nouveau regretter aux plus démunis la relative chaleur de la saison précédente.

Les mains emmaillotées dans des linges crasseux, Achille était comme à son habitude au pied des escaliers menant vers l'église : il se reposait, toujours dans la même posture, les pieds posés à plat sur le sol, accroupi, les fesses collées contre ses talons. Il passait tant de temps ainsi qu'il en avait les jambes déformées, le dos voûté, la nuque étrangement de biais. Son apparence malingre, sa maigreur et son extrême saleté faisaient de lui une de ces innombrables gargouilles qui jonchaient les rues de Paris, et à l'instar de toutes ces figures pitoyables et effrayantes à la fois, il n'était vêtu que d'affreuses loques déchirées et usées.

Le bedeau, qui avait sympathisé avec lui et qui lui offrait parfois un bouillon toujours trop maigre, avait cru comprendre qu'Achille ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Et pourtant ! Les quelques dents qui lui restaient étaient fendues, lui donnant un curieux défaut d'élocution ; ses cheveux, clairsemés et hirsutes, avaient probablement été coupés et vendus des dizaines de fois. Ses mains noueuses étaient pareilles aux branches d'un chêne mort, les doigts tordus, déformés, les poignets bosselés, les ongles crevassés. Enfin, comme si le mendiant n'avait pas encore assez figuré la rudesse de l'existence qu'il menait, il était affublé d'un épouvantable strabisme, dont il avait toutefois habilement tiré parti en développant cette agaçante faculté d'observer fixement sans que l'on sût précisément quel était l'objet de son attention.

Ainsi, malgré son âge, Achille semblait déjà prêt à mettre son âme dans la balance, comme si la mort n'attendait que le bon moment pour en terminer d'un revers de faux hilare. Et cette image insoutenable de déchéance lui procurait un avantage certain face à la plupart de ses camarades d'infortune : les bons jours, il parvenait à soutirer jusqu'à vingt-cinq ou trente sous, voire deux livres aux passants, ce qui représentait une coquette somme. Mais aujourd'hui n'était pas un bon jour : le temps lui avait été défavorable, les gens étaient pressés, sa main bandée récemment de tissus pas trop sales attachait peut-être à tout son être un petit élément de duperie, et les bourgeois détestaient par-dessus tout être dupés. A peine l'angélus était-il passé que tous les fidèles étaient hors de l'église, sans avoir daigné jeter un regard ni un denier vers le mendiant.

« Ça ne sera pas la dernière », conclut Achille intérieurement avec le détachement et le fatalisme qu'il affectait en toute circonstance, trop heureux de jouir des quelques fleurs que lui offrait ponctuellement l'existence. Il déplia son grand corps, se mit debout dans un grand craquement d'os et de cartilages, et claudiqua en direction de la rue Saint-Sauveur, tandis que la pluie se remettait à tomber.

finipe, 02h51 :: :: :: [1 remarque spirituelle]

19 Août 2006 ::

« Mustapha Kemal, le père des turcs - 2ème partie »

:: Histoire contemporaine, 1930

Ce billet fait partie d'un sujet composé de deux parties :

1. Mustapha Kemal, le père des turcs - 1ère partie
2. Mustapha Kemal, le père des turcs - 2ème partie



1923-1938 - La révolution kémaliste

Au lendemain des guerres et des tractations avec l'occident, Mustapha Kemal jouit d'un prestige sans limite : il est le sauveur de la patrie, le vainqueur, le guerrier, le meneur d'homme dont le charisme ne se dément pas. C'est alors qu'il décide de mener d'immenses réformes dans son pays : déjà, le 1er novembre 1922, il avait donné un sérieux coup de canif dans les institutions, en faisant déchoir Mehmet VI par une proclamation de la Grande Assemblée Nationale, abolissant ainsi l'un des principes les plus vénérés de l'ancien régime, le sultanat.

Le 13 octobre 1923, Ankara, ancien fief de la résistance, devient la capitale de la Turquie, et la république est proclamée dans la foulée. Le 3 mars 1924, une autre institution majeure est abolie, le califat, qui représentait l'autorité religieuse. Puis les ministères des Affaires religieuses et des Fondations pieuses sont également supprimés, les tribunaux religieux sont dissous, et des lois sur l'unification de l'éducation sont votées, visant à faire disparaître les écoles coraniques. Ainsi, Mustapha Kemal entreprend une laïcisation à marche forcée du pays, tout en l'ouvrant aux influences occidentales. Il va même jusqu'à interdire le port des coiffes traditionnelles, et déclare : « Il faut savoir choisir entre la révélation passée et la liberté future ».

Evidemment, de tels bouleversements sont loin de faire l'unanimité, et le Ghazi autrefois adulé choque désormais les plus religieux du pays. C'est ainsi qu'au début de l'année 1925, une révole éclate dans les provinces kurdes, réclamant non seulement le retour à la Charia, la loi islamique, mais également l'indépendance. Cette insurrection est réprimée sans pitié : pendaisons, exécutions, bannissement, là où Kemal veut créer un état démocratique, il se conduit en tyran pour maintenir l'ordre. Et il se trouve que cela fonctionne : non seulement l'ordre finit par revenir en Anatolie, mais il n'existe pratiquement plus aucun contre pouvoir dans le pays, la révolution kémaliste a le champ totalement libre.

Les réformes continuent, et s'accélèrent : les institutions et la structure même de la société turque sont complètement bouleversées. Ainsi, les contraintes pesant sur les femmes, et notamment la polygamie, sont abolies. Le Code Civil Suisse est adopté par le pays. Les caractères arabes sont abandonnés au profit de l'alphabet latin. Des campagnes massives d'alphabétisation sont menées, dont les résultats sont spectaculaires. Les activités agricoles et industrielles sont développées et connaissent un essor foudroyant...


Mustapha Kemal en 1932

En 1934, Mustapha Kemal ordonne que chaque citoyen devra désormais porter un nom de famille : c'est ainsi que la Grande Assemblée Nationale lui octroie le nom d'Atatürk, "père de tous les turcs".

Le 10 novembre 1938, Mustapha Kemal meurt à 57 ans d'une cirrhose du foie : son labeur écrasant et ses excès de vie privée ont raison de lui. Des funérailles grandioses lui sont faites, la nation toute entière pleure son "père", celui qui a su, en si peu de temps, propulser son pays dans la modernité.

Alors que reste-t-il de l'héritage qu'a laissé Mustapha Kemal Atatürk à son peuple ? L'on peut s'interroger sur l'absence de pluralisme dans la démocratie qu'il instaura, ou encore sur ses agissements parfois intraitables, mais il demeure impossible de nier l'extraordinaire tour de force de ce réformateur, qui, après avoir libéré son pays de toute emprise étrangère, autant politique, que militaire ou économique, a créé un état fort, moderne, et en plein développement.

Aujourd'hui encore, Mustapha Kemal Atatürk fait figure de héros de la nation en Turquie : il est aimé et respecté par son peuple, qui l'honore toujours au mausolée de l'Anitkabir à Ankara, dans lequel repose sa dépouille.


L'Anitkabir, mausolée dans lequel repose
Mustapha Kemal Atatürk, à Ankara

finipe, 02h14 :: :: :: [1 obscénité]

16 Août 2006 ::

« Mustapha Kemal, le père des turcs - 1ère partie »

:: Histoire contemporaine, 1923

Ce billet fait partie d'un sujet composé de deux parties :

1. Mustapha Kemal, le père des turcs - 1ère partie
2. Mustapha Kemal, le père des turcs - 2ème partie



1919-1923 - Le sauveur de la patrie

Après la première guerre mondiale, l'empire ottoman figure au rang des vaincus. Le territoire est occupé par les nations occidentales : Royaume-Uni, France, Italie, chacun se taille une part dans l'ancien empire séculaire. Mais le 15 mai 1919, c'est l'humiliation de trop : la Grèce envahit Smyrne, principal port de l'asie mineure, avec la bénédiction des pays de la Triple Entente (France, Royaume-Uni et Russie). Le sultan Mehmet VI au pouvoir proteste, tout en espérant qu'une solution à l'amiable sera trouvée. Mais partout dans le pays en lambeau naissent des mouvements patriotiques et des groupements de francs-tireurs : la colère monte, et le désir de libération nationale avec.

Les pays de l'Entente sont inquiets de ces mouvements, et surveillent très étroitement les meneurs. L'un d'eux en particulier leur semble dangereux : il se nomme Mustapha Kemal, a trente-neuf ans, et dispose sur l'armée d'une inquiétante autorité. Kemal gagne l'Anatolie occupée par les Grecs, et s'emploie à unifier les mouvements de résistance, redonner vigueur à l'armée, gagner la confiance des chefs religieux et militaires ainsi que des chefs Kurdes qui s'agitent, et s'impose finalement comme un meneur dont le charisme inspire le respect : il est le champion de l'indépendance turque.


L'Empire ottoman en 1860, et la Turquie moderne

Mustapha Kemal est déjà un homme d'expérience : il a vaillement combattu de 1911 jusqu'à 1919 sur de multiples fronts, et à prouvé qu'il était tenace, résolu, intraitable, assoiffé de gloire. Alors que les pays occidentaux l'épient de très près, et que le sultanat lui ordonne de revenir à Istanbul, la capitale, Kemal refuse, démissionne de l'armée et entre dans la clandestinité, scellant son destin. Peu de temps après, des négociations sont entreprises avec les pays de l'Entente, et Kemal est convié, marquant ainsi son importance comme interlocuteur valable de la nation, c'est une première victoire.

Il s'efforce ensuite de jouer habilement toutes les cartes dont il dispose : il fait appel aux Bolchéviks, aux musulmans du monde entier, profite des discordes entre les pays de l'Entente et de l'impuissance et l'incompétence du sultanat. Après une arrestation de plusieurs députés turcs par les anglais le 16 mars 1920, le mouvement de résistance s'amplifie encore un peu plus et une Grande Assemblée Nationale de Turquie est tenue à Ankara, le 23 avril : Mustapha Kemal est unanimement reconnu comme le chef, même si la résistance est tiraillée intérieurement par des objectifs parfois forts différents selon les mouvements qui la composent. Kemal parvient cependant à conserver l'unité du groupe, grâce à son habileté.

Pendant ce temps, le gouvernement d'Istanbul se fait piétiner par les pays occidentaux. Le 10 août 1920 est signé le traité de Sèvres, qui laisse la Turquie démembrée, minuscule morceau de terre coincé entre des états puissants et passablement expansionnistes. Les turcs se révoltent contre ce traité inique et difficilement applicable, de même que de nombreux musulmans à travers le monde. La France même, pourtant membre de l'Entente, juge ces conditions inapplicables et injustes. Mustapha Kemal regroupe ses forces, et la guerre est déclarée. Après quelques déboires, une première grande victoire est remportée contre les grecs, à la bataille d'Inönü.


Mustapha Kemal en 1923

Après cette grande victoire, Kemal use alternativement de ruse, de force et d'intimidation. Il commence lentement à réformer le pays, et assied la Grande Assemblée Nationale comme dépositaire du pouvoir. Des pourparlers sont engagés avec l'Angleterre, mais Kemal préfère continuer la guerre, jugeant les conditions de la paix inacceptables. La situation militaire est délicate, et, le 4 août 1921, Kemal déclare à la tribune de la Grande Assemblée : « La Turquie est en danger de mort. J'exige d'être nommé commandant en chef, avec des pouvoirs dictatoriaux. »

Le lendemain même, il est nommé généralissime, et dispose pour trois mois renouvelables de pouvoirs exceptionnels. Quelques jours après, il engage la bataille du fleuve Sakarya contre les troupes grecques. Après vingt jours de combats terribles, c'est la victoire, et le début de la retraite grecque, qui sera désormais inéluctable. La Grande Assemblée Nationale lui décerne le titre musulman de ghazi, "le victorieux". Dans le même temps, Kemal s'emploie à tisser des relations diplomatiques avec les pays occidentaux. Ainsi, le 20 octobre 1921, un accord est signé avec la France, mettant fin à son occupation en Cilicie (province située au sud de l'actuelle Turquie). Toutefois, la guerre continue, les anglais notamment ne voulant pas revenir sur le traité de Sèvres.

Vient l'heure de la victoire finale : le 26 août 1922, il déclare à ses troupes, lapidaire : « Soldats, en avant ! Objectif : la Méditerranée ! ». En deux semaines seulement, il inflige une magistrale gifle aux troupes grecques en les écrasant totalement. Le 9 septembre, l'armée turque entre à Smyrne, désertée par les grecs. Le 11 octobre, l'armistice de Mudanya est signé, il ne reste plus un seul grec en Anatolie.

Enfin, le 20 novembre 1922 s'ouvrent des pourparlers de paix à Lausanne, qui s'achèveront le 24 juillet 1923, en effaçant l'humiliation du traité de Sèvres. Le bilan est délicat : l'empire ottoman est démantelé, mais la nation turque est libre et indépendante. De complexes échanges de populations doivent régler les problèmes des minorités créées par les bouleversements de la guerre. Mais le plus important, c'est que les Turcs donnent libre cours à leur joie : c'est l'exultation d'un peuple qui a retrouvé sa fierté et sa liberté. C'est alors que Mustapha Kemal, sauveur de la patrie, va lancer sa révolution et faire entrer son pays dans la modernité en quelques années seulement.

finipe, 02h29 :: :: :: [0 méditation grotesque]

14 Août 2006 ::

« Le déclin »

:: Nombril

Je suis sur la pente fatale. Je baisse. Je le sens bien, depuis quelques heures, c'est viscéral. D'ailleurs, il y avait eu des symptômes précurseurs, j'aurais dû m'en rendre compte, mais je devais probablement être aveuglé par l'ignorance ou la naïveté. Certains détails, certains faits auraient dû me mettre la puce à l'oreille pourtant.

Quand je sors de la douche, je ne jette plus ma serviette en boule par terre, mais je la plie et la range sur le porte-serviette. D'ailleurs, j'ai un porte-serviette, je n'en avais pas avant cela.

Il m'arrive parfois d'hésiter quelques instants entre un bon cassoulet et une partie de jambes en l'air. Le pavé au poivre de mon charcutier me fait tout autant d'effet.

J'ai arrêté de fumer il y a quelques années, et ai pris quelques kilos. Du coup, je me suis remis au sport. Remis au sport !

J'aime à fréquenter mes aînés, fussent-ils de 30, 40 ou 50 ans mes aînés. En revanche, mes puînés me consternent de plus en plus. Et pourtant, j'étais comme eux il n'y a pas si longtemps.

Ces dernières années autour de moi, les gosses ont poussé aussi vite que la petite vérole se jette sur le bas clergé. Mes amis et ma famille : ils ont tous des enfants, se marient, ont des crédits auto, un travail (et non plus un job). Plus personne n'est étudiant, ils sont tous dans la vie active.

On me prend de plus en plus souvent au sérieux : quand je suis en situation professionnelle, l'on m'écoute et l'on me considère, c'est très surprenant, je n'ai pas encore l'habitude.

J'ai acquis une certaine empathie, je sais faire la part des choses entre l'absurde, l'irrationnel, l'irréalisable, et tout ce qui est du domaine de la raison, du réalisable, du pragmatique, sans pour autant m'interdire tout défi. Les idéalistes m'agacent.

Je ne sais plus rien des choses "à la mode". J'ai un Plan d'Epargne Logement. Je mange beaucoup de légumes. Je m'emmerde dans une soirée où tout le monde est saoul. Parfois je parle politique avec mes semblables. J'attends moins longtemps avant de me raser, la barbe m'agace plus vite, et je trouve que ça fait négligé. Je n'achète presque plus de CD. Je ne fume plus de joints depuis un bout de temps. L'Histoire et la géographie m'intéressent. Je fais attention à ce que je mange. Je respecte les limitations de vitesse. Je comprends certaines arcanes hermétiques de l'administration française. Faire un chèque de 90 euros pour des courses au supermarché n'est plus un crève-coeur pour moi. Chez moi, les meubles sont coordonnés. J'ai de plus en plus de cheveux blancs.

Tous ces signes. Tous ces symptômes. C'est évident. Ça y est. Je suis sur la pente fatale. Le déclin.

Depuis le 13 août 2006 à 16h00, j'ai 30 ans.







Mais je m'en fous, j'ai eu des beaux cadeaux :)

finipe, 01h20 :: :: :: [4 méditations grotesques]

10 Août 2006 ::

« Petit guide du franc parler en entreprise »

:: Métroboulododo

Tout bon entrepreneur ou tout bon employé sait aujourd'hui qu'il est nécessaire de posséder un certain lexique avant de pouvoir être efficace au sein de l'entreprise. Ne serait-ce que pour comprendre l'homo sapiens avec qui il tente de communiquer, étant donné que ce dernier utilise ledit lexique (il est déjà intégré, lui). Malheureusement, tout le monde n'a pas la chance de pouvoir prendre "jargon entreprise" en 2ème langue au collège ou au lycée. Aussi, heureux petits veinards que vous êtes, vais-je vous donner ici quelques pistes qui vous permettront je l'espère de vous perfectionner dans cette pratique.

Utilisez les anglicismes

L'anglais est votre allié le plus précieux dans tout cet arsenal. Il possède de nombreux avantages : en premier lieu, beaucoup d'interlocuteurs ne sont pas encore familiers avec cette langue, aussi parler anglais ou utiliser des anglicismes vous permettra-t-il de noyer le message, mais en plus récoltera l'assentiment de celui à qui vous vous adressez, étant donné que ce dernier n'aura strictement rien compris. Il aura trop honte d'avouer son incapacité à vous saisir et acquiescera docilement à vos propos.

Puis, il faut bien avouer que le modèle anglo-saxon s'exporte particulièrement bien... Les Etats-Unis, d'où nous viennent nombre de modes idiotes, sont les champions de l'entreprise, et il est tout naturel que vous preniez exemple sur nos amis d'outre Atlantique. Affirmer avoir travaillé aux States (prononcez "steilltsse") fait indiscutablement de vous quelqu'un de compétent et d'expérimenté, un employé à qui on ne la fait pas, qui joue dans la cour des grands.

Enfin, l'anglicisme permet de trouver des alternatives à vos obligations pénibles. On "accompagne" un ouvrier (le pauvre ne sait pas faire tout seul, nous devons le prendre par la main car il en est incapable), mais on "coache" un cadre (on le soutient, on le conseille, mais il est compétent, il a juste beaucoup de travail le pauvre).

Bref, le français, c'est ringard, l'anglais, c'est tendance !

Usez de superlatifs

Les superlatifs sont vos amis : ordinairement, ils permettent de contraster les propos que vous tenez. Si vous avez une appendicite, c'est grave. Si vous avez une péritonite, c'est très grave. Nous voyons ainsi qu'une échelle d'importance se dessine naturellement, et nous donne un contraste entre deux états semblables mais d'importances différentes.

Maintenant, employez-les de manière systématique : tout deviendra "très urgent", "très grave", "très bien", "très positif", "très négatif", ou mieux encore "particulièrement grave", "très très urgent". Ensuite essayez de d'organiser une échelle de priorités avec tout cela : c'est impossible. Bravo, vous aurez alors réussi à noyer le message, et vous aurez donc le champ libre pour paraître efficace sans l'être.

Les chiffres sont vos amis

Les chiffres ont un avantage sérieux sur les mots : ils sont abstraits et vides de sens pour peu qu'on les présente de manière brute. Aussi est-il indispensable d'en user et abuser !

Plus un outil pratique qu'une fin en soi, le chiffre vous servira à ponctuer votre discours, à détourner l'attention de la vacuité de celui-ci pendant quelques instants, le temps de présenter quelques statistiques, quelques données étayant vos propos. N'hésitez pas à employer des tableaux de données, des courbes et des schémas complexes, ceux-ci ne feront que renforcer l'incompréhension.

Associez inventivité & destructivité

Arme ultime du bon employé, l'association est le summum de ce que vous pouvez employer : il convient de créer des contradictions entre substantif et adjectif, de sorte que ceux-ci se neutralisent l'un l'autre. Cela requiert au début une certaine gymnastique mentale et un brin d'inventivité (nul n'est parfait), mais une fois le pli pris, vous disposerez d'un arsenal complet d'expressions sémantiquement neutres, et donnant pourtant une sensation de puissance et d'importance.

Prenons par exemple le terme "synthèse" : il définit une contraction du contenu, ou, selon le petit Larousse, un "exposé réunissant les divers éléments d'un ensemble". L'on est donc en droit de s'attendre à quelque chose de concis et précis, clair et objectif.

Maintenant, accolons à cette synthèse l'épithète "détaillée" : nous obtenons donc l'expression "synthèse détaillée". L'adjectif détruit le caractère de concision induit par la synthèse, et réduit ainsi à zéro votre message, mais peu importe : l'objectif est atteint. Vous avez employé une expression très professionnelle pour ne rien dire du tout. Qui plus est, l'usage judicieux de ceci rehaussera votre prestige au sein de la société. Dans la même veine, on pourra employer sans vergogne les expressions telles que "résumé exhaustif", "approximation précise", ou "méthodologie chaotique".

Petit lexique

Voyons désormais un lexique succinct, qui vous aidera à vous mettre sur les rails de la neutralité et de l'inefficacité verbale.

Impacter (v. t.) : produire ou subir un impact, sur quelqu'un ou quelque chose. Ex. : "Je ne suis pas impacté par ce process".

Leadership, leader (n. m.) : désigne celui qui dirige, qui commande, ou l'idée de commandement (leadership). A préférer absolument à "chef" ou "directeur" qui font terriblement vieille France (c'est-à-dire ringard).

Conjoncture (n. m.) : qu'elle soit économique, culturelle, sociale ou politique, la conjoncture est toujours susceptible d'impacter la vie au sein de l'entreprise. A ne pas bouder, donc.

Stratégie (n. f.) : d'ordinaire plutôt militaire, la stratégie est ici l'ensemble des moyens permettant d'atteindre un objectif. Concrètement, c'est un ensemble d'idées plus ou moins vides, passées au mixeur et présentées avec de jolies phrases.

Acter (v. i.) : verbe provenant du nom commun "acte", son utilisation reste incertaine, mais il me semble que cela revienne au verbe "faire", ou "effectuer", ou bien "prendre acte". Peu importe, ça fait super bien dans un discours.

Stock-options (n. ...) : pas de masculin ou de féminin pour les stock-options. On en possède toujours le plus possible.

Charrette : "Etre charrette", locution cocasse provenant du jargon architectural. Elle a tendance à être un peu démodée, mais reste cependant très efficace : signifie "être en retard, juste à temps", ou plus simplement "j'ai abusé de la machine à café et je n'ai pas fini mon travail".

Feedback (n. m.) : selon Michel Malgorn, illustre professeur, le feedback est deux-points-ouvrez-les-guillemets-et-prenez-votre-respiration : "un moyen d'en apprendre plus sur nous même et sur l'effet que notre comportement peut avoir sur notre entourage. C'est parler de nous, de nos actions, de nos perceptions de nous-mêmes, des autres, de l'entourage, la famille, la classe, en parler librement mais pas n'importe comment. Le feedback constructif augmente la conscience de soi, offre des options et encourage le développement, il est donc important de le donner et de le recevoir. Le feedback devient destructif signifie simplement qu'il est administré sans réfléchir, qu'il laisse le récipiendaire avec un sentiment négatif de lui-même, avec la clé, rien sur lequel il/elle puisse construire pour l'avenir, aucune option dans le but d'utiliser ses connaissances." Bref, le feedback, en langage ringard, c'est la parole et la critique.

Bordereau (n. m.) : terme ancien déjà au sein de l'entreprise, le bordereau reste très vivace. Il vous permettra avec simplicité de désigner n'importe quel papelard sur lequel une signature devra être apposée, que ce soit celle du leader, celle du facteur, ou celle du chien de la voisine.

Management (n. m.) : prononcez "Manadjmeunte". Le management est un anglicisme très couru désignant la direction d'une équipe (d'un "staff" si vous préférez), ou la façon dont cette direction est faite. Indifféremment, vous trouverez le "managing" dans les secteurs à la pointe de la conn tendance verbale.

Conclusion

Si nous faisons une "synthèse détaillée" de tout ceci, nous obtenons facilement des phrases telles que "L'ordonnancement spécifique impactera le client au niveau de la gestion proactive du package opérationnel." Cela ne signifie rien du tout, mais passe pour le meilleur des professionnalismes. Notez que cette façon de parler s'étend aux administrations, écoles, associations, etc., avec pour chacune des variantes et des dialectes propres.

Vous voici désormais prêt. N'oubliez jamais : votre cote de popularité est inversement proportionnelle à votre clarté verbale. Votre impact client spécifique requiert une gestion de processus contraire à votre schéma d'évaluation management.

finipe, 23h38 :: :: :: [4 cris de désespoirs]

4 Août 2006 ::

« Les clous »

:: En vrac

Voici une petite nouvelle tendance heroic-fantasy que j'ai écrite il y a quelques mois. Non, quelques années en fait, le temps passe vite morbleu...


En des temps immémoriaux, sur une contrée lointaine et perdue dans les méandres des brumes océaniques, vivait un peuple prospère et inventif : fier et heureux, il répandait sur le monde ses créations fabuleuses et sa philosophie. L'un d'eux, humble forgeron nommé Grégor, travaillait avec joie aux fers à cheval, aux pièces de laiton ou aux outils de paysans. Il vivait paisible et heureux, dans l'opulence tranquille de l'homme comblé, candide et souriant. Mais tandis qu'il réparait une araire d'un de ses amis, un lourd frappement retentit à sa porte.

Avant qu'il eût le temps de baisser les fours brûlants, la température se fit glaciale et il frissonna. Il alla pour ouvrir la porte, la démarche mal assurée, sentant la fraîcheur courir le long de ses bras noircis par la suie. Echo du battant sur le bois, craquement de plancher. Grégor était maintenant frigorifié, bien que n'ayant même pas ouvert la porte. On était en mai ! Se décidant finalement, le forgeron entrouvrit le judas. Un visage indistinct sous une capuche sombre apparut, suivi de près par une odeur rocailleuse.

— "Qui... qui êtes-vous ?" demanda Grégor, sa voix chevrotant malgré lui.

La silhouette garda un instant de silence, puis releva légèrement la tête sans pour autant qu'on pût voir ses yeux.

— "Un client, forgeron. Un excellent client", rétorqua-t-il d'une voix métallique, accompagnant sa phrase en secouant une bourse pleine de pièces d'or.

Grégor essaya de nouveau de distinguer quelque chose sur cette face de nuit, mais rien n'y fit.

— "Bon... entrez" dit Grégor, ouvrant la porte. L'homme s'engouffra dans l'atelier, en y amena son air glacial, ainsi qu'un silence surhumain.

La silhouette était immense ! Haut de presque cinq coudées, mince tel le fil de cuivre, efflanqué d'une carrure squelettique, l'homme semblait non pas marcher, mais survoler le sol. Il fit un bref tour de l'humble échoppe, avant de s'arrêter près de l'âtre rougissante, comme fasciné. Il approcha ses manches du brasier mordoré et découvrit ses mains : elles étaient d'une finesse repoussante, et d'une blancheur de lait, tandis que ses doigts étaient longilignes et presque pointus, à l'aspect semi animal. Il pencha la tête sur le côté, fit un long silence, puis ôta sa capuche. Grégor recula...

Le visage de l'individu se trouvait entre flammes et ténèbres, une face lunaire brûlée par les lumières dansantes de l'âtre. Il pivota lentement sur lui-même, comme mû par un axe virtuel, et fit face à Grégor. Ses yeux noirs de jais n'émettaient aucune lueur, un simple gouffre oculaire abject et répugnant, qui fascinait cependant le simple Forgeron. L'homme reprit la parole de sa voix de plomb :

— "J'ai une commande pour toi forgeron. Une commande que tu devras honorer, qui fera de toi un homme riche. Mais jamais, JAMAIS tu ne devras chercher à savoir, ta parole est engagée."

Grégor ouvrit la bouche pour signifier qu'il écoutait la commande de l'étrange silhouette, mais aucun son ne sortit d'entre ses lèvres. L'homme déploya un parchemin jauni et déclama d'un ton monocorde et glacial, telle une lecture d'épitaphe :

— "728 clous de fer allié étain, section haute circonférence de 0.52 pouce, épaisseur tête plate 0.08 pouce, corps de clou conique longueur 1.18 pouce."

Le forgeron, une fois l'ébahissement passé, nota avec grand soin les références. Puis, les relisant, réalisa que quoiqu'il eût fait auparavant, jamais commande ne lui avait semblée si curieuse.

— "Bien... bien messire, quand dois-je avoir terminé ?" parvint à articuler Grégor. L'ombre jeta négligemment le sac rempli d'or aux pieds du forgeron, puis rétorqua d'un ton méprisant :

— "Termine ceci pour demain matin, à l'aube, et tu toucheras la même somme."

Puis il pivota sur lui-même, aérien, s'en fut vers la sortie de l'atelier, qu'il emprunta sans un regard vers Grégor. Ce dernier s'affaira à la tâche immédiatement, les plans de l'objet et la quantité faisaient de ce travail une prouesse en si peu de temps ! Des clous... 728 clous d'une précision phénoménale !

Grégor s'affaira pour commencer aux plans de ce clou si particulier ; les cotes étaient d'une précision redoutable, et il dut faire appel à ses meilleures connaissances d'arithmétique pour parvenir à une section convenable, sous tous les angles et dans une perspective correcte. Il fit des dizaines de vérifications, usa de son vieux boulier compteur comme il ne l'avait point fait depuis des années, évalua ses calculs encore et encore jusqu'à ce qu'il fût sûr et certain qu'il n'avait point commis d'erreur. Le temps s'égrenait, impitoyable : il était alors 15 heures déjà.

Vint le moment de réaliser un moule convenable. Grégor choisit les meilleurs essences de bois pour ce faire, un bois d'ébène sans aucune imperfection, dont les veines et stries s'accordaient au mieux avec les plans de son étrange clou. Puis il passa de longues heures à raboter sa pièce, la découper, la tailler, la limer... Maintes fois il dut recommencer, le bois ayant cédé ou des éclis ayant entamé sa structure. Après un travail de forcené, d'une précision jamais vue, il put être fier de cette somptueuse pièce de bois, oeuvre d'art à elle seule. Et il était 23 heures.

Le sable s'écoulait à une vitesse folle : le forgeron devait maintenant réaliser son alliage fer et étain, un alliage qu'il devait rendre stable et homogène. Il regroupa toutes ses réserves de métal, et se mit à l'ouvrage. Grégor commença par des tests sur un petit bol, puis élargit ses essais à une cuvette, puis un chaudron... Il dut recommencer encore et encore tandis que le liquide brûlant changeait d'aspect et de consistance. Enfin, il parvint à l'alliage parfait, tandis que l'horloge indiquait 3 heures du matin.

Il ne restait plus que trois heures avant que la face de lune ne vînt chercher sa commande. Trois heures durant, Grégor fit donc ce qu'il faisait le mieux depuis l'âge de douze ans : il coula l'alliage bouillonnant dans le moule, plongea cette sculpture incertaine au creux de l'âtre, la noya dans un bain d'eau glacée avant de recommencer l'opération, encore et encore.

728 clous plus tard, le boulier du vieux forgeron offrait un air de victoire malgré son air de décrépitude décennale : Grégor avait honoré son travail avec brio et célérité, talent et astuce. Sa vieille brouette croulait sous le poids de son travail, et tandis que, harassé, il voulut s'asseoir quelques instants, la porte de bois résonna d'un frappement lugubre. Grégor se précipita vers l'huis et y entrevit l'odieuse silhouette, ombre lunaire et insultante dans cet horizon d'aube. Il ouvrit la porte, voûté sous le poids de la fatigue et des tisonniers mille fois portés d'un four à l'autre, et laissa entrer l'échalas, dont la vacuité oculaire semblait scruter l'atelier avec attention. Puis, sentencieux, l'étrange client examina un des clous pendant quelques courts instants, avant de laisser tomber à terre un sac au son métallique. Puis, sans un mot de plus, sans un remerciement, sans un bravo, il s'en fut par là où il était arrivé, aérien et parangon de mépris.

Grégor ramassa son or en se tenant les reins, perclus de douleurs et de courbatures, épuisé de fatigue, mais par-dessus tout rongé de doutes et de questions : à quoi allaient donc bien pouvoir servir ces clous ? Il avait juré de n'en rien demander, sous serment solennel. A peine avait-il balayé la question d'un revers usé qu'elle s'imposait de nouveau dans son esprit. Il chercha le sommeil, mais malgré sa fatigue extrême ne put s'y résoudre. L'indicible question tournait inlassablement, chassait les rêves agréables de richesse et d'abri du besoin, corrompait les songes de volupté des femmes promises à lui après une telle réussite... N'y tenant plus, il finit par se lever d'un bond et se rendit prestement sur la place du village. Il héla tous les gens qui passaient là en leur demandant s'ils avaient vu l'homme à la face de lune : tous répondirent machinalement qu'il était plus haut, dans la clairière.

Après quelques instants de marche, un lourd frappement se fit entendre, en cadence, et dont l'écho rebondissait à la cime des arbres du bois que le forgeron traversait. L'odeur âcre de la forge se fit soudain sentir, une odeur que Grégor ne connaissait que trop bien ! Alors qu'il parvenait à l'orée de la clairière, il sentit ses jambes se dérober sous lui, et s'effondra sur le sol moussu, inerte, mais impitoyablement conscient : là, devant lui, se tenait une cérémonie d'adoubement. Un preux écuyer priait avec ferveur, agenouillé devant un symbole religieux en rêvant sûrement à sa future chevance, tandis qu'un homme enfonçait un par un les clous de l'armure que le futur chevalier porterait, clous que Grégor reconnaissait fort bien.

Le forgeron s'arrêta un instant, et porta son regard sur Grégor, pétrifié de terreur et incapable d'articuler ne serait-ce qu'un soupir. Le regard de cet homme se vida comme aspiré par un siphon abject, et l'instant d'après, le regard vide que Grégor connaissait le contemplait, tandis qu'un rictus sadique se dessinait sur ses lèvres diaphanes. La voix fluette et monocorde résonna dans l'esprit du forgeron impuissant, tandis que la cérémonie sainte se poursuivait, comme aveugle à cette mascarade : "Tu as rompu ta parole. Ainsi, ton oeuvre est-elle souillée de parjure, et l'armure de ce preux chevalier sera-t-elle salie à tout jamais. Il connaîtra une mort précoce, douloureuse et sans gloire par ta faute, et tu survivras avec ce fardeau."

Puis, dans un souffle affreux, il ajouta avec componction : "Contemple la chute de cet homme, forgeron. Tu en es le seul et unique responsable. Maintenant et à jamais, rappelle-toi ton imperfection et la curiosité qui t'a poussé à la faute, et porte le poids de cette infamie."

finipe, 01h56 :: :: :: [0 divagation]

2 Août 2006 ::

« Le complot de Chalais »

:: Histoire moderne, 1626

1626 : complots et indocilité de la haute noblesse

L'année 1626 : le cardinal de Richelieu, ministre influent du roi Louis XIII, est un homme fort détesté de la haute noblesse. Ses mesures tendent toujours à centraliser le pouvoir autour du roi, et ne font que retirer du pouvoir et de l'indépendance à cette noblesse qui affectionne tant sa liberté. Il interdit les duels, il favorise la bourgeoisie locale ou la noblesse récente des commerçants, et bat en brèche toutes les faveurs des grands du royaume.


Le cardinal de Richelieu, Louis XIII, et Gaston, son frère cadet

Louis XIII souhaite quant à lui voir son frère cadet Gaston épouser l'un des plus beaux partis du royaume : Marie de Bourbon, princesse de Montpensier. En effet, Gaston est alors au centre de toutes les subversions concernant mariages et rapprochements avec des puissances étrangères : le roi n'a pas encore de descendance, et l'ordre de succession peut être bouleversé tant qu'il en est ainsi. C'est pourquoi il veut contrôler son frère cadet en lui imposant ce mariage.

Autour de Gaston se cristallisent alors toutes les haines et les intérêts les plus divers des grands du royaume pour former le "parti de l'aversion au mariage", qui veut empêcher cette union.

Le 4 mai 1626, le roi, inquiet des manoeuvres de ses opposants, fait enfermer l'ancien gouverneur de son frère, le maréchal d'Ornano, au château de Vincennes. Outre le maréchal d'Ornano, les comploteurs sont bien connus de la couronne : on y trouve notamment la duchesse de Chevreuse, favorite de la reine Anne d'Autriche, ainsi que les fils illégitimes d'Henri IV et Gabrielle d'Estrées, demi-frères du roi, Alexandre et César de Vendôme (respectivement grand prieur de l'ordre de Malte et gouverneur de Bretagne).

Ce qu'ignore le roi, c'est si cette conjuration a pour but d'éloigner Gaston pour le soustraire au mariage qu'on lui impose, ou s'il s'agit d'assassiner le roi ou de le destituer et l'enfermer dans un couvent afin de placer Gaston sur le trône. La gravité des faits et l'incertitude poussent Louis XIII à la sévérité.

Le projet d'assassinat

Un projet d'assassinat du cardinal est alors fomenté par le "parti de l'aversion". Le plan est le suivant : "Monsieur" (ainsi qu'on surnomme Gaston), s'inviterait à dîner chez le cardinal de Richelieu, en sa résidence de Fleury-en-Bière, non loin de Fontainebleau. Puis, une dispute éclaterait, et, dissimulé par le tumulte, le cardinal serait assassiné. Le bras armé désigné pour cette ingrate tâche est Henri de Talleyrand, comte de Chalais, follement épris de la duchesse de Chevreuse, et fidèle serviteur de Gaston.

Mais le comte de Chalais commet plusieurs imprudences en se confiant notamment à un proche, qui lui conseille vivement de se repentir et de parler au cardinal. Chalais se confesse, et il semblerait même que Richelieu s'en fasse une sorte d'espion lui permettant de contrôler les faits et gestes des partisans de l'aversion au mariage. Quelques temps plus tard, Alexandre et César de Vendôme sont arrêtés à Blois et jetés en prison, en raison des soupçons qui pèsent sur eux.

La cour part alors en voyage vers Nantes, l'ancienne cité des Ducs : des Etats doivent y avoir lieu, qui seront notamment nécessaires à la nomination d'un nouveau gouverneur, puisque César de Vendôme est en prison. Richelieu ne relâche pas sa surveillance, et il apparaît que le comte de Chalais complote toujours avec le parti de l'aversion.

Arrestation et exécution pour l'exemple

Le 8 juillet, Chalais est finalement arrêté à Nantes, suite à une dénonciation. Un procès assez brouillon est alors instruit : diverses preuves et témoignages sont présentés, Chalais est confronté à ces accusations et s'en explique avec une habileté toute relative. Plus les jours avancent, et plus les aveux de Chalais se font précis et compromettants : mais Richelieu semble n'en avoir cure, Chalais ne fait que confirmer ses soupçons. La volonté du pouvoir de faire du prisonnier un exemple paraît engagée, et finalement, le 19 août, la peine de mort par décapitation est prononcée contre Chalais pour "crime de lèse-majesté".

Ultime rebondissement, le bourreau titulaire de la ville de Nantes demeure introuvable : il a en effet été éloigné par des partisans de l'aversion au mariage. Les autorités grâcient alors un détenu condamné à mort en échange de son concours pour l'exécution de Chalais.

A 18 heures ce 19 août, Chalais monte sur l'échafaud, place du Bouffay, devant la foule. On lui coupe les cheveux et la moustache, il récite quelques prières avec calme, puis le bourreau improvisé fait son office. L'Histoire a retenu la fin particulièrement horrible du comte de Chalais, qui dut recevoir pas moins de 34 coups d'épée avant que sa tête ne fût séparée de son corps. Après le 4ème coup, il hurlait toujours "Jésus ! Marie !"...


L'exécution du comte de Chalais sur la place du Bouffay
à Nantes, le 19 août 1626

Destins des autres conjurés

Le maréchal d'Ornano mourut l'année même de maladie en prison. Alexandre de Vendôme y mourut quant à lui en 1629. Son frère César resta emprisonné jusqu'en 1630, puis fut exilé de France pour de longues années. La duchesse de Chevreuse fut quant à elle un personnage fascinant du XVIIème siècle, en prenant notamment part à un nombre incalculable de manigances et de complots. Enfin, Richelieu et Louis XIII réussirent leur pari : Gaston épousa la duchesse de Montpensier, devint ainsi duc d'Orléans, et permit au roi d'asseoir son autorité vacillante en faisant pour un temps rentrer dans le rang les grands seigneurs indociles.


NB : pour retrouver la saveur de cette fabuleuse époque, lisez Alexandre Dumas, et ses non moins fabuleux "Trois mousquetaires" ! Rendez-vous également à cette adresse

finipe, 14h58 :: :: :: [10 déclarations infondées]

1er Août 2006 ::

« Le Radeau de la Méduse »

:: Histoire contemporaine, 1816

Nous connaissons tous ce célébrissime et terrifiant tableau de Théodore Géricault, qui représente des naufragés hagards et dénudés, au bord de la folie, sur un radeau de fortune. Mais ce que l'on ignore bien souvent, c'est que ce tableau figure une véritable scène.


"Le Radeau de la Méduse", peint par Géricault en 1819

En 1816, peu après le désastre de Waterloo, c'est la restauration : Louis XVIII monte sur le trône de France. La "Méduse", frégate de trois mâts et fleuron de la flotte française, devait appareiller pour l'Amérique depuis Rochefort en emmenant Napoléon et sa famille. Mais ceci ne se fit jamais, les anglais étaient alors trop menaçant et contrôlaient trop bien les océans. Peu après, les britanniques restituent pourtant le Sénégal à la France. La Méduse est alors désignée pour mener vers l'Afrique le gouverneur de cette colonie, un certain colonel Schmaltz, accompagné de sa famille, et de quelques scientifiques et soldats.

En comptant l'équipage et les matelots, plus de 400 personnes sont à bord, lors de l'appareillage depuis Rochefort, le 17 juin 1816.

C'est le commandant Hugues Duroy de Chaumareys qui dirige l'expédition. Obtu, prétentieux, méprisant, totalement inexpérimenté (il n'a pas navigué depuis plus de vingt ans), Chaumareys laisse s'installer un lourd climat sur le navire, fait de suspicion, de colères et de mauvaise foi. Les officiers s'entendent très mal avec leur commandant, et finalement, après une invraisemblable série d'erreurs, et malgré les innombrables avertissements des matelots et des officiers expérimentés, la Méduse s'échoue à 160 km au large de la Mauritanie, sur le banc d'Arguin, le 2 juillet.

Des opérations de déséchouage sont tentées, mais en vain. Trois jours plus tard, l'abandon du navire est entamé : la Méduse ne possède que six canots, dans lesquels sont embarqués les 250 nantis et privilégiés (dont le gouverneur et Chaumareys), tandis que 150 matelots et passagers doivent prendre place sur un radeau de fortune, de 20 mètres par 10, avec très peu de vivres. Seize hommes sont laissés sur l'épave de la Méduse, par manque de place.

A peine le cortège s'ébranle-t-il que la corde reliant les canots au radeau est sectionnée intentionnellement, laissant les 150 passagers du radeau à une mort quasi certaine.

S'ensuivent alors 13 jours de pure horreur : dès la première nuit, 20 personnes se suicident ou sont jetées par dessus bord. La faim et la soif qui tenaillent chaque jour un peu plus, fait délirer les esprits les plus endurcis, et plusieurs fois des bagarres éclatent, avec leurs lots de victimes. Les gens se noient, s'accrochent les uns aux autres pour échapper à la tempête qui fait rage. Des marins s'enivrent et manquent de briser le radeau à coups de hache, poussés à la folie. Les cadavres et les vivants voués à une mort certaine sont jetés à la mer. D'autres cadavres sont conservés, et les naufragés pratiquent le cannibalisme pour survivre. Pour lutter contre la soif, certains boivent de l'eau de mer, d'autres leur propre urine. Les plus forts tuent les plus faibles, le radeau est en proie à la pire des barbaries.

Enfin, après ce cauchemar, le brick "l'Argus" récupère les rescapés : on n'en dénombre plus que 15, sur les 150 qu'ils étaient au départ... Quant aux 16 marins laissés sur l'épave de la "Méduse", on n'en retrouvera que 3 survivants à moitié fous, 52 jours plus tard.

Ce terrible épisode fut un véritable scandale politique : le rapport d'un officier rescapé du radeau, Henri Savigny, est publié, et tous s'émeuvent du sort des naufragés. Dans le même temps, Chaumareys est traîné dans la boue et l'on réclame justice : la France est obligée, à contrecoeur semble-t-il, de demander le retour du commandant pour avoir des explications. Chaumareys est dégradé devant un tribunal militaire, et condamné à trois ans de prison. Le ministre de la marine est contraint à la démission, accusé d'avoir privilégié les élites de l'Ancien Régime.

Toute sa vie, Chaumareys fut poursuivi par les insultes. Deux officiers survivants, Savigny et Corréard, publièrent un livre relatant cet épouvantable épisode, à la fin de l'année 1817. Enfin, Géricault acheva son oeuvre désormais la plus célèbre en 1819, après avoir longuement parlé aux rescapés.


NB : cette histoire a été portée à l'écran en 1998 par Iradj Azimi, avec notamment Jean Yanne dans le rôle du détestable commandant Chaumareys. Pas mal du tout !

finipe, 00h40 :: :: :: [5 observations emphatiques]