A l'occasion d'une récente visite, je me suis passionné pour l'histoire un peu hors du commun de ce qui est aujourd'hui un petit bourg du Pays Bigouden, dans le sud Finistère. Spéciale dédicace à Viou et à ses parents. Sauf mention contraire, toutes les photos c'est bibi.
De la pêche au cabotage
Dès le XIIIème siècle, les Penmarchais pratiquent la pêche côtière l'été. En 1395, 116 pêcheries sont attestées sur la commune de Penmarc'h (appelée aussi Tréoultré à cette époque). Très vite, les pêcheries s'accompagnent de « sécheries » qui permettent de faire sécher le poisson, en particulier pour les jeûnes du « carême » et de « l'avent », et pour pouvoir le vendre à des dates éloignées de sa capture. Premières cibles, les villes populeuses aisément accessibles par la mer : Nantes, La Rochelle, et surtout Bordeaux. Dès 1309, des barques de « Pesmarc » sont mentionnées 5 fois à Bordeaux, 4 fois à Libourne. Évidemment, les marins cherchent un fret de retour. Ainsi naît le cabotage, qui restera assez modeste jusqu'en 1450 environ, menant tout de même les bateaux des ports anglais et normands jusqu'à la frontière espagnole.
Mais en 1453, la situation évolue : c'est la fin de la guerre de 100 ans, et avec elle le rattachement de la Guyenne à la France. Les Anglais abandonnent les quais de la Garonne. La Route des Vins est ouverte, c'est le début de l'ère de grande prospérité de Penmarc'h, qui durera de 1450 à 1560.
Le port de Kérity n'était au moyen-âge qu'un havre d'échouage sans installations portuaires. Et c'est d'ailleurs ce qu'il est resté tout au long de l'ascension du bourg breton, et même à son apogée.
Leaders européens
Même s'ils sont présents à Nantes (où ils chargent notamment du sel de Guérande) et à La Rochelle, c'est avant tout avec Bordeaux sur la Garonne et Libourne sur la Dordogne que le cabotage va prendre son essor. De là, les marins mettent le cap vers la Flandre, le Brabant et la Zélande. Ils livrent en priorité à Sluis, avant-port de Bruges, puis à Anvers, et surtout dans un avant-port d'Anvers, Arnemuiden, sur l'île de Walcheren.
Le sommet sera atteint en 1533 avec 270 escales de bateaux de Penmarc'h à Arnemuiden. Durant cette période, 86 % des contrats d'affrètement de vins de Bordeaux à Arnemuiden vont aux navires Penmarchais... Et encore, 10 autres % vont à ceux de Loctudy et du Guilvinec, ports voisins du pays bigouden !
A partir de la fin du XV ème siècle, le vin se double d'un nouveau fret, le pastel, plante tinctoriale de couleur bleue cultivée aux alentours de Toulouse, sorte d'indigo du pauvre. Les cargaisons seront souvent mixtes, vin et pastel, réceptionnées à leur arrivée par le même marchand.
On trouve aussi les marins de Penmarc'h en Normandie (Cherbourg, Honfleur, Caen, Rouen, Dieppe), en Picardie (Le Crotoy, St Valery-sur Somme, Boulogne, Etaples, Dunkerque, Calais), en Angleterre (Londres, Bristol), au Pays-de-Galles (Poole), en Irlande (Galway, Dingle, Waterford, Kinsale). Au début du XVI ème, leurs horizons s'élargissent aussi vers le sud, lorsqu'ils transportent du froment et du seigle de Guyenne vers les Asturies, le Pays Basque Espagnol, ou encore, en doublant le Cap Finisterre, vers les ports Portugais de Lisbonne et Setubal, ou Andalous de San Lucar et Cadix. Du détroit de Gibraltar à l'Escaut, les navires transportent inlassablement le poisson bigouden, le vin de Bordeaux, le Pastel de Toulouse, les céréales de Guyenne, le sel de Setubal, le hareng hollandais...
La pointe de Penmarc'h est pour le moins chargée en architecture :
La Chapelle St Pierre (à gauche), fut construite au XVI ème siècle. Réduite de moitié en 1835 suite à la construction de l'ancien phare (à gauche), la tour adossée à la chapelle servait de défense, de clocher et de sémaphore, avant de devenir phare provisoire. Le phare d'Eckmühl (à droite), inauguré en 1897, dont la lueur est visible à plus de 100 km, mesure 60 m. de haut, et il vous faudra gravir 272 marches pour y monter. Le sémaphore, enfin (à gauche) a été construit postérieurement. Lors de la tempête de 1924, un raz-de-marée a atteint le phare d'Eckmühl, situé pourtant à 122 mètres derrière l'ensemble chapelle - ancien phare.
Le triomphe du pragmatisme breton
A Penmarc'h, point de nobles, c'est trop le bout du monde ! Les capitaines mariniers, qu'on appelle « maîtres », ici, ce sont eux les notables. Au XVII ème siècle, ils obtiendront même le privilège de porter la perruque.
Tout est fonction, évidemment, de la taille des bâtiments qu'ils commandent. En bas de l'échelle, l'escaffe, environ 20 tonneaux, et en haut, la nef ou la caraque, de 100 à 150 tonneaux et 20 hommes d'équipage. Mais la grande majorité de la flotte est constituée de carvelles, de 60 à 70 tonneaux et 15 hommes d'équipage.
En ce début de XVI ème siècle, pour beaucoup de marchands, les marins bretons apparaissent comme le choix le plus raisonnable, pour plusieurs raisons :
- Faute d'instruments de navigation performants, on ne s'éloigne jamais beaucoup des côtes, et les « raz » de la pointe bretonne restent à ce titre un passage redoutable, en particulier la chaussée de Sein et les hauts-fonds d'Ouessant, où de nombreux navires font naufrage tous les ans. Or, les bretons connaissent ces lieux par cœur, et pour cause !
- Le Duché de Bretagne, encore indépendant à cette époque, est neutre dans les conflits que se livrent les monarchies européennes. A ce titre, les navires bretons sont beaucoup moins exposés aux attaques des flottes étrangères, et notamment des redoutables corsaires.
Certains clients affréteurs des mariniers sont réguliers : Pierre Boulaye, Pierre Delpoyo ou Thomas de Bondie à Bordeaux, Jehan de Bernuy pour le pastel de Toulouse, Bonagracia ou de Passentz, marchands florentins installés à Bruges, Coppin de Valladolid ou Alonzo de Burgos, marchands des pays-bas espagnols.
Plus curieux, les capitaines mariniers endossent tous les risques du voyage et... prêtent fréquemment de l'argent à leurs clients marchands, y compris comme « avances sur les ventes » !... Ce qui contribue bien évidemment à les fidéliser.
Pour ce faire, il fallait des moyens, mais il faut dire que quelques voyages heureux suffisaient bien souvent à amortir les frais de construction du bateau. Le maître Alain Largan, lors d'un voyage à Rouen et Arnemuiden en 1494, encaisse ainsi 650 livres tournois de fret avec sa carvelle de 70 tonneaux. Or, à cette époque, le coût de construction d'une telle carvelle était de... 150 livres tournois !
Nos marchands mariniers sont donc aisés, et ce n'est rien de le dire. D'autant qu'ils n'y a pas d'intermédiaire : ils vendent eux-mêmes les marchandises qu'ils transportent, d'où le nom de "marchands-mariniers".
L'opulence d'une communauté reléguée dans une presqu'île difficilement accessible et pleine de lagunes et de marécages peut étonner, mais elle est incontestable lorsqu'on jette un oeil au patrimoine religieux : au moment de son édification (1508-1510), l'église St Nonna est de loin la plus grande du Cap Caval, à peine concurrencée par celle de Pont l'Abbé qui bénéficie des crédits seigneuriaux. En 1488, une autre église semi-fortifiée, aujourd'hui en ruines mais toujours impressionnante, et connue sous le nom de « tour carrée », voyait le jour à St Guénolé. Dans les deux cas, les navires sculptés sur les façades laissent peu de doute sur l'origine des commanditaires et des donateurs : les fameux marchands-mariniers de Penmarc'h, surnommés plus tard les « rouliers de la mer ».
La tour carrée de St Guénolé (1488)
La Chapelle Notre-Dame de la Joie : entre la pointe de Penmarc'h et le port de St Guénolé, cette chapelle est l'une des seules construites en front de mer. Elle date de la fin du XVème siècle. Le calvaire, de 1588, représente Notre Dame de la Pitié. Envahie par la mer lors d'une tempête en 1924, elle reste, pour les marins, le symbole de la protection de la Vierge contre les dangers.
Détails de l'église St Nonna de Penmarc'h (1508-1510). A gauche, le saint surveille une scène de pêche de son oeil bienveillant.
C'est la caraque, avec son mât central, sa voile carrée et ses châteaux avant et arrière qui a le plus inspiré les sculpteurs. A gauche, détail de la tour carrée de St Guénolé. A droite, détail de la Chapelle de la Joie.
Marins avant tout
Malgré la routine et les clients réguliers, le voyage restait soumis à d'éventuels impondérables : tempêtes, calme plat, officier de port irascible, autorités étrangères contestant la validité d'un sauf-conduit (au nom du roi d'Angleterre ou d'Espagne pour les provinces unies des Flandres ou les Pays-Bas espagnols), abordage par un corsaire après le rattachement de la Bretagne à la France (les guerres étaient incessantes au XVIème siècle), ou alors port en quarantaine, ou destinataire manquant à l'appel !
Le maître devait donc aussi savoir faire preuve d'improvisation, et dans ce contexte les contacts qu'il avait noués durant ses innombrables voyages pouvaient s'avérer déterminants pour ne pas qu'un voyage finisse en désastre financier. A ce titre, le contrat stipulait parfois que le maître pouvait choisir son port de débarquement.
Très pragmatiques, les maîtres n'hésitaient pas non plus à établir – ou à changer - leurs plans en fonction des opportunités de cargaisons qui leur étaient proposées. Ainsi, Jacques Le Monnic, patron de la Laurence en 1517 : parti de Bordeaux avec 52 tonneaux de vin et 20 balles de pastel, il arrive à Bristol le 17 mars. Il en repart le 23 chargé de 4 tonnes de plomb et de 15 tonnes de chaux, pour La Rochelle. De là, il repasse par la Bretagne et entre à Bristol le 23 mai avec 70 tonnes de sel, 33 sous de poix et de résine, 20 sous de toile et un demi-tonneau de vin à son compte. Le 4 juin, il repart à vide pour La Rochelle, via la Bretagne, mais est de retour à Bristol le 20 juillet avec 66 tonnes de sel, d'où il repart le 18 août pour Bordeaux, chargé de draps. Le 5 octobre, il revient avec 44 tonneaux de vin.
On comprendra donc que ce n'était pas parce que ces marins ne faisaient que de la navigation côtière que leurs voyages étaient courts. Ils étaient pourtant très attachés à leurs terres, comme en témoignent les noms de leurs navires, toujours les mêmes : la Nonne, le Guénolé, la Marie, le Trémeur, le Pierre, la Magdeleine, la Catherine, la Cristoffle, la Trinité... Ils étaient si nombreux à porter le même nom qu'on les différenciait par un surnom : la Nonne, alias la Biche ; la Marie, alias Le Grand Chien ; la Marie, alias Le Petit-Lion,...
Dans leurs voyages côtiers incessants, les marins doublaient régulièrement le Cap Caval, leur patrie. D'ailleurs, la grande crainte des marchands bordelais était qu'ils ne cèdent à la tentation de s'y arrêter un peu trop longtemps pour quelque retrouvaille familiale au lieu de continuer leur voyage vers le port de déchargement. Il n'était donc pas rare que le contrat stipule que toute « escale domestique » était interdite, ou alors autorisée pour seulement trois jours, et seulement en cas de « fortune de mer » (avarie, intempérie, matelot malade à débarquer).
Marchands, les Penmarchais n'en demeuraient pas moins des marins, et les comptes du bailli de Sluis, en Flandre, conservent de nombreux témoignages d'incidents occasionnés par eux : rixes, beuveries, infractions diverses au règlement du port, tentatives d'échapper à des créanciers...