Je ne peux davantage différer céans les excuses que je dois à mon innombrable lectorat : comme vous l'aurez remarqué, j'ai dû faire face à une absence conséquente de ce lieu de perdition physique et mentale qu'est Internet. La chose fut cependant bien involontaire : les forces démoniaques et l'insensée perversité bureaucratique d'une grande entreprise privée de télécommunication ont en effet eu raison de moi pendant près de deux mois, alors même que je venais de me tailler de l'appart' du
lion, pour emménager dans un logis plus spacieux, plus cossu, plus agréable, et plus champêtre. Aussi présenté-je donc mes plus plates excuses à mes fans innombrables, dont les milliers de déchirantes suppliques épistolaires m'ont laissé parfaitement indifférent. Na.
Mais je ne m'étendrai pas plus avant sur les navrants aléas que m'a fait subir ladite entreprise de télécommunication, j'aurais trop peur de sombrer dans une inextinguible consternation. Non, je dois plutôt ici vous narrer un épisode mémorable, une aventure qui m'est arrivée il y a quelques semaines : un déménagement est en effet un moment privilégié pour toutes les activités de bricolage, décoration, installation et montage de meuble. Ainsi, c'est à cette occasion que l'autre moitié de mon couple et moi-même nous rendîmes dans cette gigantesque succursale de la consommation mobilière, dont les couleurs jaune et bleu sont le plus explicite des drapeaux, j'ai nommé
Ikea.
Ikea, le génie du meuble en kit dans la mytholgie nordique, celui qui siégeait au Valhalla sous Odin, Thor, Freyya et Heimdall (il s'incarnait sous la forme d'une chaise), a donné au fier peuple suédois la plus énorme des entreprises de mobilier et de décoration qui soit : entrer dans un magasin Ikea, c'est s'exposer au vertige, se confronter à la démesure, s'extirper des repères de l'échelle humaine ! Certaines légendes rapportent que des imprudents se seraient perdus dans les méandres sinueux des magasins Ikea tant il sont grands : on n'aurait retrouvé les corps desséchés de ces malheureux que des mois plus tard, leurs mains décharnées encore agrippées à la poignée d'un meuble, morts d'avoir voulu retenir son nom : « Hjärtan Nørrgründ Ekholmån ».
L'immensité de ces lieux est certes impalpable pour qui n'a jamais eu l'occasion d'y traîner ses guêtres. Mais tandis que, ainsi que je l'ai précisé ci-avant, l'autre moitié de mon couple et moi-même nous rendions vers un des temples du dieu Ikea, il me fut donné de vivre un épisode singulièrement traumatisant, qui confine à la pire des angoisses pour un misanthrope claustro-agoraphobe de ma trempe : la pluie tombant à verse, et la rentrée des classes approchant, jamais je n'avais vu pareille concentration humaine, fût-ce même lors de l'inénarrable
fête du bruit.
C'est ainsi que, rentrant dans l'antre de la bête, son souffle putride me fit aussitôt frémir : pris dans le flot de la marée humaine qui s'engouffrait sans conscience vers la bouche béante de l'animal, je ne pus faire marche arrière, mu malgré moi par le troupeau. Je franchis dans un cri l'entrée, mâché copieusement au passage par les barrières de métal à ouverture automatisée, puis commençai la longue et pénible descente au travers des entrailles du monstre.
A la section des canapés et salons, le lent et douloureux acide de l'angoisse entamait déjà avec méthode le peu de bonne volonté qui me soutenait. Aux cuisines, la meute se débattait dans une cohue aberrante, grotesques gargouilles lentement désintégrées dans le bol alimentaire. Au rayon des bureaux et chambres, chacun commençait à se fondre en nutriment, tous se ressemblaient déjà : un conglomérat de mains, de pieds, de cheveux, d'épaules, de poils, briques élémentaires bigarrées et malodorantes bouillonnant dans les tripes du magasin bondé. Au rez-de-chaussée, dans les rayons chargés de dizaines de milliers de produits, se déclinant chacun en nuées de clônes aux tons criards, la matière humaine n'était plus que bouillie informe de laquelle surgissait des membres, qui, dans une chorégraphie chaotique, attrapaient çà et là des ustensiles, des presse-ail, des boîtes de bougies, des casseroles en inox, des cartons d'assiette, des passoires, des boîtes de table basse en kit, des ampoules électriques, des abat-jour, des lunettes de toilettes, des tapis persans, des ventouses, des tableaux, des cadres, des tringles à rideaux...
Et enfin, ce fut l'ultime épreuve. Acculé aux caisses faisant alors office d'anus multiples à la bête monstrueuse, en attente d'un hypothétique paiement, le troupeau presque totalement digéré s'étendait sur l'intégralité de la surface au sol : nous étions là, collés les uns aux autres, dans la moiteur et la puanteur d'une indigne promiscuité, en attendant d'être sottement déféqués avec nos achats, après une attente interminable, dans une diarrhée obscène.
C'est ainsi que, entrés frais et dispos, nous subîmes l'intolérable mastication de la bête, et, après un cri sélectif et près de trois heures de suprême oppression, sortîmes tout bonnement digérés, à l'état d'étrons inconsistants.