Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Le boulot,
ça me
réussit pas
Hips !
Burp...
Somme toute, l'ignorance répudie joyeusement la démocratie, de sorte que la mort se distingue en atteignant l'extase du post-modernisme
Sacrote ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

22 Avril 2010 ::

« Le Chevalier de la Barre, symbole de la Laïcité »

:: Histoire moderne, 1766

Il y a quelques années, j’emmenais mes enfants sur la colline de Montmartre et je souhaitais les faire entrer dans le Sacré Cœur qui me paraissait être un passage obligé (il semble d’ailleurs que je ne sois pas le seul, car j’ai vu avec surprise que c’était le deuxième monument le plus visité de France après la Tour Eiffel !)
Evidemment, il se trouvait qu’il y avait une cérémonie juste à ce moment. La basilique était comble, et nous avons dû nous contenter d’en faire – difficilement – le tour par les allées extérieures, cependant qu’un prêtre en soutane bleue ciel chantait des cantiques en latin d’une voix de stentor sous un gigantesque encensoir qui se balançait à un rythme effréné au dessus de lui et de ses ouailles recueillies, et je me souviens m’être dit que si le crochet qui retenait ce truc au plafond venait à lâcher, on aurait droit à un superbe fait divers.
Bien que d’éducation catholique, je n’avais jamais vu de ma vie un tel spectacle, et j’avoue qu’outre ma petite tendance à la phobie des foules, j’ai ressenti une sorte de malaise indéfinissable et j’étais bien content de sortir.

Nous avons trouvé refuge, quelques dizaines de mètres plus bas sur la colline de Montmartre, dans un petit square ombragé nettement plus engageant, le square Nadar. Au bout de ce square trônait une statue de bronze en assez mauvais état sur le socle de laquelle on pouvait lire (eh oui, j’ai la sale habitude de lire les panneaux des statues… ainsi que tout le reste d’ailleurs. Si vous vous promenez avec moi dans une ville historique, vous avez intérêt à vous armer de patience !) :


« Au Chevalier de la Barre, supplicié à l’âge de 19 ans, le 1er juillet 1766, pour n’avoir pas salué une procession. »

Evidemment, ce genre de phrase sibylline ne pouvait qu’exciter ma curiosité. Aussi, dès que je suis rentré chez moi, je me suis aussitôt renseigné, et j’ai découvert qu’il ne s’agissait plus seulement d’un fait divers sur l’iniquité de l’Ancien Régime, mais que la mémoire du Chevalier de la Barre avait été récupérée à la fin du XIXème siècle au profit du combat entre les laïcards et les culs-bénis (oui, les deux termes sont péjoratifs et je l’assume parfaitement, notamment parce que je vis encore cette vieille querelle au boulot entre public et privé. Pour ma part, je me situe entre les deux, bien qu’évidemment plus proche des laïcards que des culs-bénis)





Vie et supplice du Chevalier de la Barre :

François Jean Lefèbvre de la Barre naît en 1746 en Brie dans une famille de la petite noblesse provinciale. Quand il a 16 ans, son père, ruiné, l’envoie avec ses frères chez une cousine germaine, à Abbeville (Somme).
Le 9 août 1765, on découvre que la statue de Jésus-Christ juchée sur le pont neuf d’Abbeville a été tailladée. Très vite, ce sacrilège remonte jusqu’à l’Evêque d’Amiens, Monseigneur de la Motte, qui vient en personne, et en présence de tous les notables de la région, faire une « cérémonie de réparation », pieds nus.
Pour découvrir le coupable, les curés d’Abbeville et des environs n’hésitent pas à faire des appels à la délation lors de leur sermon dominical. Et pour le malheur du Chevalier de la Barre, il semble que le lieutenant de police et le lieutenant du tribunal étaient ses ennemis personnels (sa cousine aurait malencontreusement repoussé les avances du lieutenant du tribunal !)
Ces "policiers intègres" intimident des témoins qui finissent par lâcher que de la Barre et deux complices auraient chanté deux chansons libertines et refusé de se découvrir devant une procession de capucins en juillet 1765, et qu’ils auraient également refusé de s’agenouiller devant ladite procession.
S’ensuit une perquisition au domicile du Chevalier, où l’on découvre trois livres interdits : deux livres érotiques, et un exemplaire du dictionnaire de philosophie de Voltaire.
Le Chevalier, ayant un solide alibi pour l’histoire de la statue (il peut prouver qu’il était dans sa chambre), et comptant sur les solides relations de sa famille, pense qu’il échappera au pire. C’est bien mal connaître la « justice » de l’époque ! Et, n’ayant de toute façon pas d’argent pour émigrer, il ne cherche pas à fuir. Il est arrêté le 1er octobre 1765.
Son « complice » Moisnel, âgé de 15 ans, est condamné à une amende. Et l’autre, Gaillard d’Etallonde, s’étant enfui en Hollande, ne peut être appréhendé.
Il ne reste plus que le pauvre de la Barre pour expier. Ses défenseurs, pourtant opiniâtres, ne pourront rien pour lui éviter l’exemple que veulent les bigots notables d’Abbeville.
D’abord condamné aux galères, sa peine est ensuite commuée en condamnation à mort. Pour blasphème, il devra subir la torture ordinaire et extraordinaire, avoir le poing coupé et la langue arrachée, être décapité et brûlé avec l’exemplaire du Dictionnaire Philosophique.
La sentence est exécutée le 1er juillet 1766, à Abbeville, par cinq bourreaux spécialement envoyés de Paris, dont le célèbre Charles-Henri Sanson qui lui tranchera la tête. Le 17 juillet 1793, après avoir exécuté Charlotte Corday sur la guillotine, celui-ci écrira dans son journal : « Depuis Monsieur de la Barre, je n’avais pas rencontré autant de courage pour mourir. »
Et Dieu sait qu’il en avait pourtant raccourci plus d’un entre temps !
Les derniers mots du condamné auraient été : « je ne croyais pas qu’on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de choses. »


Le monument érigé à Abbeville en 1907, où on lit :
"En commémoration du martyre du Chevalier de la barre supplicié à Abbeville
le 1er juillet 1766 à l’âge de 19 ans pour avoir omis de saluer une procession."


Symbole des Lumières :

A vrai dire, le Chevalier de la Barre devint très vite un symbole. Tout d’abord, un symbole de l’arbitraire de la justice sous l’Ancien Régime : il était innocent du « crime » qui était à l’origine de l’affaire et pouvait le prouver. D’autre part, le code de justice en vigueur à l’époque ne prévoyait en aucun cas la peine de mort pour le blasphème.
Il devint d’autant plus vite un symbole que Voltaire s’attacha à le défendre, puis à défendre sa mémoire, de son exil en Suisse. Sans doute se sentait-il concerné au premier chef par le fait qu’on avait trouvé chez de la Barre un de ses ouvrages, et que celui-ci avait été brûlé avec lui !
Voltaire rédigera un article intitulé « Le Cri d’un sang innocent », pour lequel il sera condamné par contumace.
Ensuite, il ajoutera un article intitulé « torture » dans son Dictionnaire Philosophique, celui-là même qui avait été brûlé avec le chevalier :

"Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d’un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d’esprit et d’une grande espérance, mais ayant toute l’étourderie d’une jeunesse effrénée, fut convaincu d’avoir chanté des chansons impies, et même d’avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d’Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu’on lui arrachât la langue, qu’on lui coupât la main, et qu’on brûlât son corps à petit feu; mais ils l’appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Ce n’est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c’est dans le XVIIIe. Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers, par les filles d’Opéra, qui ont les moeurs fort douces, par nos danseurs d’Opéra, qui ont de la grâce, par Mlle Clairon, qui déclame des vers à ravir. Elles ne savent pas qu’il n’y a point au fond de nation plus cruelle que la française".


A la Révolution, conséquence logique, le Chevalier de la Barre fut réhabilité par la Convention, le 25 brumaire an II (15 novembre 1793).


La basilique du Sacré-Coeur (photo draleuq)


Symbole de la laïcité :

En 1870, en plein cœur de la Commune, un très pieux notable parisien, Alexandre Legentil, émet le vœu suivant :

« En présence des malheurs qui désolent la France et des malheurs plus grands peut-être qui la menacent encore. En présence des attentats sacrilèges commis à Rome contre les droits de l'Église et du Saint-Siège, et contre la personne sacrée du Vicaire de Jésus-Christ nous nous humilions devant Dieu et réunissant dans notre amour l'Église et notre Patrie, nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés. Et pour faire amende honorable de nos péchés et obtenir de l'infinie miséricorde du Sacré-Cœur de Notre-Seigneur Jésus-Christ le pardon de nos fautes ainsi que les secours extraordinaires, qui peuvent seuls délivrer le Souverain Pontife de sa captivité et faire cesser les malheurs de la France. Nous promettons de contribuer à l'érection à Paris d'un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur de Jésus. »


Grâce aux relations de ce Monsieur Legentil, le projet prend très vite une dimension nationale.
En 1873, à l’initiative de ses promoteurs, l’Assemblée Nationale vote une Loi, à 382 voix sur 734, déclarant que l’Eglise est reconnue d’utilité publique, car c’est la seule façon d’acquérir les terrains nécessaires sur la Butte Montmartre, y compris par voie d’expropriation.
« L’Eglise reconnue d’utilité publique », voilà bien évidemment de quoi faire s’étrangler tous les anti-cléricaux, et le chantier du Sacré Cœur[1], dont la première pierre fut posée en 1875, allait bien entendu cristalliser toutes les polémiques pendant les 50 ans qu’il allait durer[2].
Car bien entendu, la construction de cette basilique est un véritable scandale pour nombre de parisiens, notamment ceux qui se sont révoltés lors de la Commune de Paris. La « basilique infâme » est le surnom qu’ils lui donnent le plus souvent. En cela, ils s’appuient bien entendu sur le vœu qui en est à l’origine, écrit par un bourgeois, et qui parle de châtiment divin, de pardon, de miséricorde, de fautes, de culpabilité !

Au cœur (c’est le cas de le dire) de ces polémiques, voilà que notre Chevalier de la Barre refait son apparition !
En 1897, alors que la construction de la basilique bat son plein, un comité de libres-penseurs demande l’érection d’une statue du chevalier juste devant ! Après 8 ans de bataille juridique, le projet aboutit le 3 septembre 1905[3], où 25 000 manifestants inaugurent la statue sculptée par Armand Bloch. Le congrès des libres-penseurs aura lieu les jours suivants, et précédera la Loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Mais en 1926, par suite d’un « aménagement du site », la statue est déplacée Square Nadar, à quelques dizaines de mètres de là. Là où elle se trouve aujourd’hui. Certaines mauvaises langues diront que c’est une manœuvre des culs-bénis et que la vue de la « statue impie » gênait les pèlerins.
En octobre 1941, la République de Vichy promulgue une loi qui envoie à la fonte toutes les statues métalliques de Paris. Enfin non, pas toutes ! Pas celles des Saints et des Rois ! Par contre, notre brave Chevalier de la Barre y passe, tout comme Voltaire, Rousseau, Condorcet, Hugo, Diderot, Gambetta, Lavoisier
Il faudra attendre 2001 pour qu'une autre statue soit érigée, bien différente de la première qui représentait le Chevalier en supplicié avec le dictionnaire philosophique de Voltaire à ses pieds. Le socle en pierre avec l’inscription, lui, n’a pas bougé et est toujours celui d’origine.
Depuis 1905, cette statue est un lieu de rassemblement pour des organisations telles que : le Grand Orient de France, la Libre Pensée, la Ligue des Droits de l’Homme, la Ligue de l’Enseignement… Bref, des sales gauchos comme moi, quoi ! ;)[4]

Bien loin de moi toute idée de polémique, mais je note au passage que le « sacré cœur » est, encore aujourd’hui, le signe de ralliement des catholiques intégristes…


La statue de Montmartre


_________________________________
1. La basilique fut en grande partie financée par une souscription nationale : 46 millions de francs récoltés durant 50 ans auprès de 10 millions de fidèles.

2. La nef est terminée en 1891, le clocher en 1912, la basilique en 1914, elle est consacrée en 1919, mais la décoration intérieure durera jusqu’en 1923.

3. En 1907, un autre monument fut érigé au Chevalier de la Barre à Abbeville, à la suite d’une souscription volontaire. Encore aujourd’hui, tous les 1er juillet, une manifestation laïque est organisée de ce monument jusqu’à la place où le chevalier fut supplicié.

4. Le Chevalier de la Barre a aussi donné son nom à une association de défense de la laïcité, justement à l'origine de la nouvelle statue. Leur dada en ce moment ? L’interdiction de la burqa :)

draleuq, 19h03 :: :: :: [3 sarcasmes grinçants]

:: COMMENTAIRES

 finipe , le 22/04/2010 à 20h26

Waw, un article tout neuf !

Très sympathique d'ailleurs cet article : le chevalier de la Barre (dont j'ignorais l'existence) est ainsi à rapprocher de Jean Calas (exécuté en 1762), lui aussi défendu par Voltaire, qui écrivit son "traité sur la tolérance" à partir de l'histoire de ce huguenot injustement condamné.

 skogkatt, le 25/04/2010 à 21h06

C'est jamais beau un symbole quand ça fini récupéré par ce genre de crottes infectes : le Grand Orient de France, la Libre Pensée, la Ligue des Droits de l'Homme, la Ligue de l'Enseignement... Après, de nombreuses personnes se sentent obliger de cracher sur le symbole. C'est triste.
Quand aux églises, je prends ça comme un modèle d'architecture et de vision artistique, vu ce qu'on construit de nos jours dans le terne, le morne, le merdique, le à chier, le prolo.
Sinon la religion hein... cacaboudin.

 draleuq , le 26/04/2010 à 11h20

finipe > Oui, d'ailleurs j'en ai quelques autres tout neufs sur le feu. Je ne connaissais pas non plus ce brave de la Barre avant de passer complètement par hasard dans ce square de Montmartre dont j'étais loin de soupçonner la "puissance symbolique".
Voltaire a pris la défense de pas mal de condamnés : à l'instar de l'affaire de la Barre, l'affaire Calas est effectivement un bel exemple d'obscurantisme en plein XVIIIème (condamné à mort pour avoir soit disant tué son fils pour l'empêcher de se convertir au catholicisme, alors qu'en vérité il n'avait fait que maquiller son suicide pour ne pas que son cadavre subisse les outrages qu'on réservait aux suicidés).
Il y a eu également l'affaire Lally-Tollendal, dont il sera prochainement question dans ces mêmes colonnes.

skogkatt > Il y a tout de même des crottes beaucoup plus infectes que la Ligue des Droits de l'Homme ou la Ligue de l'Enseignement !
Pour ce qui concerne le Sacré Coeur, je crois que la polémique de l'époque était moins sur l'architecture du projet que sur son signifiant et sa charge symbolique, cette espèce d'auto-flagellation selon laquelle la France était punie par le Seigneur parce que les crève-la-faim s'étaient révoltés contre les odieux privilèges de la Bourgeoisie. Personnellement, je ne suis pas exactement un libre-penseur, mais je comprends malgré tout que ça ait heurté autant de monde !
Après tout, les privilèges d'aujourd'hui semblent toujours aussi odieux, alors que l'écart entre les riches et les pauvres, même s'il augmente, n'a rien à voir avec celui de la fin du XIXème siècle, et qu'il y a beaucoup moins de crève-la-faim qu'à l'époque.
Notons au passage que l'auto-flagellation, même si elle a changé de terrain idéologique en quittant le domaine religieux, est également toujours à la mode, on l'a vu avec l'esclavage, le colonialisme, la République de Vichy. On a vu que les politiciens s'en sont même mêlés pour faire des Lois qui disaient un peu trop ce que les historiens devaient dire (finipe a fort bien stigmatisé ce travers déplorable dans ces mêmes colonnes il y a quelques temps : [http])

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