Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Le boulot,
ça me
réussit pas
Dans tes
rêves
Tant bien que mal, l'Homme écrase parfaitement l'intelligence. Ce faisant, la mort se délite en courant vers le secret de l'indifférence
Caporal de Bol ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

11 Mai 2011 ::

« Un personnage »

:: Baratin

Que la vie serait belle si tout le monde doutait de tout, si personne n’était sûr de rien. On pourrait supprimer du dictionnaire les trois quarts des mots en « iste », fasciste et communiste, monarchiste et gauchiste, khomeyniste et papiste.

Pierre Desproges


Tu avais le cheveu blanc et rare et une petite moustache soignée près de la lèvre supérieure, du moins je ne t’ai jamais connu autrement. Tu aimais la soupe de légumes bien salée, le camembert au petit déjeuner, lire le journal le matin dans la cuisine, les mots croisés près du feu, le jardinage, et tu ne ratais jamais « Questions pour un champion ».

Dans la salle à manger, dans la cuisine, dans le salon, tu avais partout ta place réservée. Après ton départ, j’ai mis des années avant d’accepter de m’y asseoir à mon tour.

Quand j’étais gosse, tu m’appelais « mon lapin », tu me demandais combien j’avais marqué de points quand t’avais pas pu venir me voir jouer. Je te répondais et là tu me disais que « j’en avais marqué ma part ».
Des années plus tard, quand je venais te voir, tu me demandais invariablement « comment ça allait dans mon chantier ». Je t’ai fait partager mes plus belles réussites scolaires et professionnelles, parce que je savais que tu voulais pour nous « l’ascenseur social » que tu n’avais pas pu prendre.
Quand je ne pouvais pas te l’annoncer en personne, je t’écrivais, et tu me répondais illico, en pleins et en déliés, sans la moindre faute.
Tu n’as jamais compris que je sois « instit’ » et non pas professeur dans le secondaire, parce que d’après toi je valais « beaucoup mieux que ça ». Je t’ai bien expliqué qu’aujourd’hui il fallait le même niveau d’études pour l’un et l’autre, mais tu n’en démordais pas. T’étais sacrément têtu, mon cochon.

T’étais vachement dur avec ta femme, tu lui causais souvent sur un sale ton, et ça on avait du mal à cautionner. Tu trouvais qu’elle ne comprenait jamais rien, et ça t’agaçait. Quand il manquait quelque chose sur la table, tu te figeais, et il fallait qu’elle comprenne à la seconde si c’était le sel ou la moutarde, comme ta mère le faisait. T’étais un mec de ton temps, malgré tout.

Quand tu rigolais, ça commençait par un genre de bruit de quelqu’un qui chercherait de l’air, et qui partait du fond de ta gorge. Quand tu sifflais ou quand tu chantais, c’étaient souvent des rengaines militaires comme « c’est pas d’la soupe, c’est du rata, c’est pas d’la merde mais ça viendra ».
T’en avais bavé, faut dire. Les bombardements, la captivité, la faim, la dysenterie, et j’en passe et des pires, t’en avais vu de toutes les couleurs. T’étais pas un va-t-en guerre, loin s’en faut, t’avais pas envie d’y aller, mais t’étais obligé. T’avais juste eu le temps de courber la tête sous les obus, et de tirer dans la même direction que les copains, en espérant tout au fond de toi ne blesser personne. Quand tous les autres se sont rendus, tu t’es rendu aussi. T’avais pas envie d’y laisser ta peau, tu l’assumais très bien, personne ne t’aurait jeté la pierre pour ça, et surtout pas moi. Du coup, logique jusqu’au bout, tu avais refusé en bloc toutes les décorations qu’on t’avait proposé sur le tard. T’étais sacrément modeste, aussi.

Tu étais centriste. Pas par manque de personnalité, non, mais par conviction. Tu en avais tellement vu, des gauchistes, au boulot, et puis des fascistes, en Allemagne, tu les abhorrais tellement, ces extrémistes, que tu ne pouvais qu’être centriste, « jusque dans le bout des ongles ». Ça aussi, c’était une de tes expressions.

Tu étais résolument européen aussi, pour les mêmes raisons que tu étais centriste. Pour qu’il n’y ait plus de guerre, ni froide, ni chaude, ni patriotique, ni civile. Plus de guerre, tout simplement.

Pour un type de ton époque, t’étais sacrément tolérant. Fallait pas être « sectaire ». Ça aussi, c’était un de tes mots favoris.
Parfois, sur mes prises de position, tu m’engueulais. Tu me traitais d’anarchiste et de petit con. C’était pour mon bien, tellement tu m’adorais. Et je le sais aujourd’hui, t’avais bien raison : j’étais vraiment un petit con.

Quand je venais te voir, même à soixante-quinze ans passés, tu étais encore souvent en train de piocher dans ton jardin comme un bagnard, torse nu en plein soleil, couvert d’une sueur froide. Chaque coup de pic t’arrachait un « han ! » de forcené, et tu ne t’arrêtais que pour te cracher dans les mains, à l’ancienne, pour que ça accroche mieux sur le manche. Avec ta peau de rouquin, tu attrapais des coups de soleil pas possibles. Même pas mal.
Un jour, tu utilisais un taille-haie, c’était à l’époque où il n’y avait pas encore de frein sur les lames. Tu as mis la main pour virer une branche alors que de l’autre main tu tenais le taille-haie qui tournait encore : tu t’es entaillé l’index jusqu’à l’os. Tu es tranquillement rentré dans ta cuisine, tu as posé ta main sur la table et tu as dit à ta femme : « Albertine, soigne-moi ça ! » Et elle est presque tombée dans les pommes.
Une autre fois, tu avais été te faire arracher une dent, mais ça continuait à te gêner après et tu croyais que cet andouille de stomato t’avait laissé un bout de dent dans la gencive. Pendant plusieurs jours d’affilée, tu avais entrepris de traiter toi-même le problème avec ton inséparable Opinel. Rien à faire. A force que ta femme insiste, tu avais fini par retourner le voir, le stomato. Il avait levé les bras au ciel et t’avait traité de fou : c’était l’os de la gencive que t’étais en train d’attaquer avec ton couteau.
T’étais un dur, putain.

Et heureusement, parce que t’avais pas encore fini d’en baver avant de pouvoir tirer ta révérence.
T’as d’abord chopé le même cancer que Mitterrand, en même temps que lui. Tu t’en es sorti, dans un premier temps du moins, mais les séquelles de la radiothérapie finiraient par te rattraper.
Et puis t’en as chopé un autre, de la peau, sur l’oreille. On t’a fait payer d’être un dur, sûrement, et d’avoir pioché si longtemps sous le cagnard avec ta peau de rouquin.
Ils ont fait leur boulot. En l’occurrence, ça équivalait à un massacre. Je revois le jour où je t’ai emmené chez l’ORL qui t’avait amputé de l’oreille pour qu’il change le pansement. Je revois la grimace de dégoût qu’il n’a pas pu contenir. Je le revois dire à ta femme que c’était sans espoir.
Comme si de rien n’était ou presque, on continuait à aller te voir tous les samedis. Tu faisais bonne figure, sauf une fois où tu avais passé tout le temps qu’on était là prostré avec la tête entre les mains, vautré sur la table. Fallait-y que tu douilles pour en arriver là, hein, mon papi.

Tu as dit à ta femme : « toi qui pries le Bon Dieu, demande-lui donc quand est-ce que ça va finir ce calvaire ».

Il t’a entendu, enfin, quelque temps plus tard.
Deux jours avant la fin, tu me souriais sur ton lit d’hôpital, avec un grand pansement sur ton oreille. Tu étais shooté à la morphine. Tu avais peur, sûrement, mais tu ne l’aurais jamais dit. T’étais sacrément fier, bordel.

Quand tu es parti, enfin, abandonnant ta souffrance en ce bas monde, quand je suis allé voir ton corps sans vie sur ce lit d’hôpital, mon père m’a soufflé à l’oreille : « tu trouves pas qu’il ressemble au Général de Gaulle ? » Et c’était vrai.
Quand tes fils ont rigolé dans cette chambre mortuaire, on n’a pas beaucoup apprécié. On était peut-être vieux jeu, mais pour nous ça se faisait pas. Ils devaient pourtant avoir leurs raisons, sans doute.
Quand on a cherché quelqu’un pour faire ton oraison funèbre, même si j’aime pas beaucoup ce mot, aucun d’entre eux ne voulait le faire. Ils devaient avoir leurs raisons. Alors je me suis porté volontaire, parce que c’était à moi que t’avais raconté des trucs que même ta femme ignorait, parce que c’était moi qui avais noté tout ça, fébrilement, pour ne pas que ça se perde. Et parce que je me disais que peut-être, tu aurais voulu que ce soit moi.

J’ai chialé presque toute la messe, comme une madeleine, mais pas devant le micro. Je te devais bien ça.

Et d’écrire ça, tu vois, c’est con, mais j’en chiale encore.

Mais ça aussi, je te le devais bien.

Tu es parti il y a dix ans tout juste, mais tu ne m’as jamais quitté.

Copyrat draleuq 2008


PS : je viens de réaliser pour la première fois qu'il a tiré sa révérence le jour de la "commémoration de l'esclavage et de son abolition." Hé hé hé.

draleuq, 11h50 :: :: :: [2 déclarations d'amour]

:: COMMENTAIRES

 finipe , le 13/05/2011 à 01h42

Cette soirée qu'il a passée prostré en se tenant la tête... putain... il ne se passe pas une semaine sans que j'y pense.

Je crois que malgré tout, il avait gardé au fond de lui cette idée que le travail de la terre est le plus noble de tous. J'ai pourtant maudit mille fois ces putains de haricots verts qu'il fallait équeuter, ces fraises par milliers qu'il fallait ramasser tous les jours, à tel point qu'on en avait marre de bouffer des fraises... quel petit con !

Ce soir, en rentrant du boulot, je suis allé arroser mes fraises et mes plants de tomates : à chaque fois que je fais ça, je pense à lui.

 Jeanne, le 14/05/2011 à 10h13

Très joli portrait !
Un personnage conforrme à son époque,dur en surface et tendre à l'intérieur.
Une petite pensée pour les femmes qui partageaient la vie de ces hommes et pour mon propre grand-père, lui aussi bien de son temps !

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