En 1722, un navire français, la
Diane, découvre une petite île au large de Madagascar, d'à peine un kilomètre de long sur 500 mètres de large, et entourée par un dangereux et inaccessible récif coralien. Couverte d'une végétation rase, fouettée par des vents permanents et blanche comme le sable qui la compose, ce petit bout de terre émergé est appelé
île des sables. Nul ne s'y intéresse, et pour cause : elle est minuscule, sa végétation est rase, les vents permanents ne permettent à aucun arbre d'y pousser, elle est très fréquemment battue par les cyclones, et se trouve loin des voies navigables habituelles.
En novembre 1760, l'
Utile, un navire négrier français de la
Compagnie française pour le commerce des Indes orientales[1] commandé par le capitaine Jean de La Fargue, quitte Bayonne avec ses 122 marins pour naviguer vers l'île de France (actuelle île Maurice). Dans cette partie de l'océan, la concurrence avec les anglais est féroce : on craint un blocus britannique et l'éventuelle famine qui en résulterait, aussi le gouverneur de l'île de France interdit-il toute importation d'esclave sur son territoire, afin de ne pas avoir de bouches inutiles à nourrir. Malgré cette interdiction, le capitaine La Fargue accoste en juin à Foulpointe, sur la côte est de Madagascar, et y embarque une centaine d'esclaves malgaches avec pour intention de les revendre sur l'île de France.
Mais le 31 juillet 1761, alors que l'
Utile fait route vers Port-Louis
[2], une terrible tempête et plusieurs erreurs de navigation font échouer le navire sur les dangereux récifs de l'île des sables, oubliée depuis près de 40 ans. L'équipage parvient péniblement à gagner le rivage sableux, suivi par à peine la moitié des esclaves : les autres, enfermés dans des cales clouées, périssent noyés. Dès lors, la vie s'organise bon gré mal gré sur ce morceau de sable émergé au milieu de l'océan : les naufragés récupèrent tout ce qu'il peuvent sauver de l'épave, eau-de-vie, pièces de bois, baril de farine, divers outils, et creusent un puits profond qui leur donne une eau saumâtre et mauvaise, mais potable. Quelques oiseaux et tortues permettent tout juste de se nourrir chichement...
L'île Tromelin, de nos jours : seuls quelques météorologues français y séjournent.
Au centre, on distingue une piste d'atterrissage, seul lien aisé avec l'île.
Les esclaves et les marins vivent chacun de leur côté, et La Fargue organise rapidement la construction d'un radeau. En deux mois, c'est chose faite, et les 122 hommes de l'équipage de l'
Utile parviennent à se tasser péniblement sur l'embarcation de fortune, avec quelques vivres. Le 27 septembre 1761, ils quittent l'île en y laissant la soixantaine d'esclaves, non sans leur avoir promis de revenir les chercher plus tard. Le radeau parvient finalement jusqu'à l'île Maurice, et signale les esclaves, mais le gouverneur refuse de les secourir, furieux que La Fargue lui ait désobéi. Emportés par la guerre de sept ans qui sévit en Europe (signature du traité de Paris en 1763), puis par la faillite de la Compagnie française de Indes en 1769, les pauvres esclaves naufragés sont rapidement et définitivement oubliés...
En 1773, douze années après le naufrage, un navire signale de nouveau les esclaves aux autorités françaises, mais ne parvient pas à s'approcher de l'île des sables. Un an plus tard, un nouveau navire tente d'accoster en vain ; un marin parvient cependant à rejoindre l'île à la nage, se retrouvant à son tour prisonnier de ce morceau de sable. Quelques jours plus tard, ce même marin s'embarque à son tour sur un radeau de fortune, accompagné de trois femmes et des trois derniers hommes de l'île, mais ils disparaissent en mer et plus personne n'en entend jamais parler.
Enfin, ce n'est que le 29 novembre 1776 que la
Dauphine, commandée par le comte de Tromelin, parvient à accoster sur l'île des sables. Des soixante esclaves malgaches qui avaient été abandonnés là quinze années plus tôt, il ne reste plus que sept femmes et un enfant âgé d'à peine un an. Pendant toutes ces années, ils avaient réussi à maintenir un feu allumé, s'étaient nourris de tortues, d'oiseaux et d'oeufs divers, s'étaient confectionné des vêtements en plumes tressées, et avaient maintenu en état un puits qui leur avait fourni de l'eau douce...
Les survivants sont finalement ramenés à l'île de France, où ils sont affranchis par le gouverneur, qui a changé entre temps. L'enfant est baptisé
Moïse, et l'île des sables est rebaptisée
île Tromelin.
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1. Cette compagnie avait été créée en 1664, à l'initiative de Colbert, pour concurrencer les Compagnies anglaises et néerlandaises des Indes orientales dans les lucratifs échanges commerciaux de l'Océan Indien.
2. Principale ville de l'île de France, et actuelle capitale de l'île Maurice.