Forfait : vertudieu, que ce mot est laid ! Qu'il est disgrâcieux, sournois et contrefait ! Sa prononciation est d'emblée désagréable, assurément : il reste en bouche, coincé sur les lèvres, obligeant celui qui le prononce à retrousser la lèvre supérieure dans une grimace animale et agressive. Ce rictus qui contraint les visages, c'est la marque indélébile de la bestialité humaine, dans toute sa laideur ontologique, et c'est ce mot ignoble qui la révèle. Par-dessous tout, la vue de ces deux F répétés m'est odieuse :
For
Fait... telles deux canines aiguës, on les croirait prêts à planter leur émail noir aux tendres chairs d'un cou virginal, pour se repaître par petites succions de la substance vitale dégoulinant le long de la plaie béante dans un grand "ffffffffffff" ! Abjecte
bacchanale, insoutenable vision... En vérité ces deux consonnes me glacent les sangs.
Si l'on y regarde de plus près, on constate que la simple étymologie de ce mot fait plonger ses racines dans une fange malsaine :
forfaire, verbe ancien s'il en est (il est âgé de plus de dix siècles), dérive de
fors-faire, ce qui signifie
faire du mal. On comprend dès lors toute la néfaste, diabolique, maléfique influence qu'a subi sa descendance, et pourquoi elle se décline dans tout le spectre de l'infamie.
Ainsi, la
forfaiture, en droit médiéval, désignait une violation de serment d'un vassal envers son suzerain : l'une des fautes les plus lourdes, une tache indélébile sur l'honneur d'un gentilhomme. Et de nos jours, la forfaiture n'est-elle pas l'un des pires crimes que l'on puisse imputer à un serviteur de l'Etat ? Elle n'est ni plus ni moins que la trahison de ses devoirs envers autrui dans l'exercice de sa charge, l'abus de ses responsabilités à des fins immorales ou illégales, pour son propre
profit...
Et que dire alors de la
forfanterie ! Ce terme désigne la vantardise, la fatuité, l'orgueil, la plus détestable des suffisances, et par métonymie, tout acte présomptueux ou arrogant.
Forfaitaire, si déjà l'on ignore sciemment que, phonétiquement, il incline celui qui l'utilise à se
taire, évoque volontiers une limitation, l'imposition d'un seuil fixé, une contrainte à ne pas dépasser, ni surpasser, bref : une certaine forme de privation de liberté.
Forfait, lui-même, n'est pas en reste de vilénie. Ainsi, le sportif déclare forfait pour abandonner son épreuve, buvant sa honte jusqu'à la lie ; il est
éliminé par forfait. Un forfait demeure encore aujourd'hui un acte odieux, une faute impardonnable, un crime affreux pour lequel on est très sévèrement puni, et que l'on doit EXPIER !
Et puis l'on trouve enfin le
forfait que nous connaissons — que dis-je ! — que nous
subissons tous : celui qui désigne un contrat, dans lequel le prix de ce que l'on achète est fixé par avance, à un montant invariable. Forfait pour le téléphone, le gaz, l'électricité, la télévision, internet, le garagiste, la prostituée du coin. Forfait kilométrique, forfait par-ci, forfait par-là. Bien que dérivant d'une étymologie légèrement différente du forfait précédemment décrit, on ne peut qu'être tristement sensible à l'homonymie, l'homographie et l'homophonie entre l'un et l'autre.
Le forfait commercial est une infamie. Nul besoin de s'étonner, d'ailleurs, que les marchands et vendeurs de tout poil ne jurent plus de nos jours que par cette formule : c'est bien qu'elle leur rapporte plus, au détriment de l'acheteur. Le forfait est en effet le moyen le plus sûr de payer quelque chose que l'on ne désire pas, ou de le payer en quantité supérieure à ce que l'on souhaite ou ce dont on aurait réellement besoin. Si l'on consomme plus que la limite forfaitaire, il faut alors payer un supplément, en vertu du dépassement de cette limite fixée contractuellement. Si l'on consomme moins que la limite, on a alors payé quelque chose que l'on n'a pas consommé. Or, le forfait commercial est inamovible, il est gravé dans un indestructible marbre : il ne saurait être question que l'acheteur se voie remboursé du surplus !
Quant à la composition même du forfait commercial, c'est le flou le plus complet : les ingrédients qui le composent se multiplient, s'interpénètrent, s'échangent, s'annulent, s'entrechoquent, s'ajoutent et se soustraient dans une opacité décourageante. Le forfait est présenté comme une simplification de l'achat, il est désormais utilisé par tous les commerciaux du monde, il se développe aussi vite qu'un lombric dans une bouse de vache : que l'on ne s'y trompe pas, c'est pour nous mieux tromper, c'est la raison même de son succès. Sous des dehors d'agneau, le forfait est un loup.
Il me faut donc surseoir une ultime fois à mon injonction, pour commettre un salutaire forfait, et proposer un
forfait guillotine à toute cellule commerciale proposant des forfaits.
Et pis merde, on n'a qu'à revenir au troc, après tout c'était pas si mal que ça.