Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

On a souvent besoin d'un plus petit que soi
C'est pas faux
De plus en plus, Dieu ignore horizontalement le règne animal. Par là même, la piété filiale s'évade, se précipitant vers le silence de l'imagination
Phosocle ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

24 Août 2006 ::

« Le gueux de Saint-Jacques »

:: En vrac

Je m'étais juré d'écrire un billet aujourd'hui, et j'ai à peu près autant d'idées qu'une laitue lyophilisée. Je recycle donc une petite nouvelle que j'ai écrite il y a quelques mois.



La tour Saint-Jacques sonna mollement l'angélus, tandis que le jour déclinait rapidement. Quelques bourgeoises bigotes sortirent précipitamment, tenant fermement un chapelet, comme si cette laisse du culte les guidait vers ce laquais prévenant et ce carrosse tout prêts à les ramener vers la sécurité d'un logis cossu. L'automne déjà bien avancé menaçait encore une fois d'inonder les rues de la capitale de ses pluies froides, et les rigueurs du ciel faisaient de nouveau regretter aux plus démunis la relative chaleur de la saison précédente.

Les mains emmaillotées dans des linges crasseux, Achille était comme à son habitude au pied des escaliers menant vers l'église : il se reposait, toujours dans la même posture, les pieds posés à plat sur le sol, accroupi, les fesses collées contre ses talons. Il passait tant de temps ainsi qu'il en avait les jambes déformées, le dos voûté, la nuque étrangement de biais. Son apparence malingre, sa maigreur et son extrême saleté faisaient de lui une de ces innombrables gargouilles qui jonchaient les rues de Paris, et à l'instar de toutes ces figures pitoyables et effrayantes à la fois, il n'était vêtu que d'affreuses loques déchirées et usées.

Le bedeau, qui avait sympathisé avec lui et qui lui offrait parfois un bouillon toujours trop maigre, avait cru comprendre qu'Achille ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Et pourtant ! Les quelques dents qui lui restaient étaient fendues, lui donnant un curieux défaut d'élocution ; ses cheveux, clairsemés et hirsutes, avaient probablement été coupés et vendus des dizaines de fois. Ses mains noueuses étaient pareilles aux branches d'un chêne mort, les doigts tordus, déformés, les poignets bosselés, les ongles crevassés. Enfin, comme si le mendiant n'avait pas encore assez figuré la rudesse de l'existence qu'il menait, il était affublé d'un épouvantable strabisme, dont il avait toutefois habilement tiré parti en développant cette agaçante faculté d'observer fixement sans que l'on sût précisément quel était l'objet de son attention.

Ainsi, malgré son âge, Achille semblait déjà prêt à mettre son âme dans la balance, comme si la mort n'attendait que le bon moment pour en terminer d'un revers de faux hilare. Et cette image insoutenable de déchéance lui procurait un avantage certain face à la plupart de ses camarades d'infortune : les bons jours, il parvenait à soutirer jusqu'à vingt-cinq ou trente sous, voire deux livres aux passants, ce qui représentait une coquette somme. Mais aujourd'hui n'était pas un bon jour : le temps lui avait été défavorable, les gens étaient pressés, sa main bandée récemment de tissus pas trop sales attachait peut-être à tout son être un petit élément de duperie, et les bourgeois détestaient par-dessus tout être dupés. A peine l'angélus était-il passé que tous les fidèles étaient hors de l'église, sans avoir daigné jeter un regard ni un denier vers le mendiant.

« Ça ne sera pas la dernière », conclut Achille intérieurement avec le détachement et le fatalisme qu'il affectait en toute circonstance, trop heureux de jouir des quelques fleurs que lui offrait ponctuellement l'existence. Il déplia son grand corps, se mit debout dans un grand craquement d'os et de cartilages, et claudiqua en direction de la rue Saint-Sauveur, tandis que la pluie se remettait à tomber.

finipe, 02h51 :: :: :: [1 élucubration]