Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Je ronge mon
frein, ça fait
mal
Ah
bon ?
Aujourd'hui, Dieu noie atrocement la démocratie, de sorte que l'amour s'enrichit en évitant le futur du post-modernisme
Ploton ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

3 Décembre 2007 ::

« Lopettes rhétoriques »

:: Misanthropie

Qu'on se le dise, en tant que propos liminaires à cette haineuse diatribe, je n'ai aucune aversion envers les points de suspension en tant que tels. Non, en vérité je suis même plutôt friand de cette gaudriole syntaxique, qui émoustille bien volontiers les textes, les plus abscons soient-ils. Malheureusement, cet artifice n'est que trop dévoyé, dans la multitude — que dis-je — dans l'orgie de textes, articles, nouvelles, reportages, journaux, précis, et autres déclarations d'opinions qui polluent Internet, orgie à laquelle je participe présentement. Comme le dit avec brio Umberto Eco dans son excellent Comment voyager avec un saumon, les points de suspension sont le critère infaillible qui permet de distinguer le bon écrivain du médiocre scribouillard (qui risque tout autant de devenir célèbre : c'est bien arrivé à Dan Brown !).

Tentons tout d'abord de recenser les diverses utilisations des points de suspension généralement admises :

  • Mise en suspens : comme son nom l'indique, ils mettent dans ce cas précis les propos du locuteur en suspension. Exemple : « Oliver l'équarrisseur avait sorti un jambon de cinq kilos, mais... »

  • Coupure de parole : utilisés dans ce cas plutôt comme élément visuel signifiant que la phrase n'a pu être achevée, l'interlocuteur ayant été coupé dans ses propos avant d'avoir terminé. Exemple :
    — Tu connais la dernière chanson de Vincent Del...
    — Ta gueule.

  • Ersatz de et caetera : souvent utilisés à cette fin, les points de suspension viennent même la plupart du temps doubler l'abréviation de rigueur « etc. », grâce au très redondant « etc... ». A peu près aussi absurde que l'inusable et très agaçant « Au jour d'aujourd'hui ».

  • Moment de silence : de même que pour la coupure de parole, le moment de silence est parfois représenté par des points de suspension signifiant un vide dans la conversation, voire une gêne. Exemple :
    — Toi aussi tu aimes t'enduire de crême fouettée ?
    — ...

  • Discours tronqué : utilisé lors de citation, et adjoint de crochets [...] les points de suspensions indiquent un discours tronqué, que l'écrivain précise cependant par respect des sources et pour éviter tout détournement de sens.

Nous pourrions très certainement en citer bien d'autres, mais attardons nous un instant sur la première utilisation, qui demeure de loin la plus courante : l'écrivain signifie, grâce aux points de suspension, que le discours pourrait continuer. Généralement, ceux qui usent et abusent de cet expédient grouillent sur les innombrables forums et lieux de discussion, mouchetant chacune de leur intervention par une constellation de points de suspension : cet artifice leur permet de ne pas s'embarrasser avec de fastidieux développements qui requerraient des idées (qu'ils n'ont pas), laissant ainsi le soin au lecteur de remplir l'insondale vacuité des propos présentés. L'auteur prend d'ailleurs souvent la peine d'adjoindre à ses points de suspension une locution typique telle que « enfin bon, ce n'est que mon avis... », ou encore « ceci dit, c'est mon opinion, hein... ». C'est ainsi qu'on peut lire des phrases comme « Mais bon... Vincent Delerm moi j'aime pas trop... mais c'est mon avis hein... ». Alors qu'il serait si simple, si clair, et tellement plus économique d'écrire avec conviction : « Vincent Delerm, il me fout de l'urticaire tellement il est à chier ».

Dès lors, on peut distinguer toute la veulerie compassée des ardents utilisateurs de points de suspension : par exemple, ces lopettes assument plutôt mal les quelques rares hardiesses rhétoriques dont ils pourraient se fendre. Ainsi, le médiocre scribouillard écrira, comme pour s'excuser de son affligeante médiocrité : « Ses résultats étaient brillants, et pourtant ce n'était pas une... lumière ! ». En agissant ainsi, le scribouillard prend tacitement le lecteur pour un abruti : il justifie sa figure de style par des points de suspension, et signifie au lecteur « Regardez, c'est ici qu'il y a un procédé rhétorique ! ».

On peut donc conclure succinctement que les bons écrivains écrivent pour leurs pairs, pour les générations futures, pour le patrimoine et pour le plaisir, tandis que les scribouillards, inusables et névrotiques pointeurs, timides et n'assumant rien de leurs propos, n'écrivent tout au plus que pour... leurs collègues de bureau !

Ou bien... pour leurs lecteurs de blog ! Enfin... c'est mon avis hein...

finipe, 00h43 :: :: :: [12 sarcasmes grinçants]