Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Bigre, je me
ronge
les sangs !
Dans ton cul
Paradoxalement, l'envie décroche inévitablement la religion. Par là même, l'amour s'oublie, se précipitant vers le silence de l'imagination
Jean-Sol Partre ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

9 Janvier 2008 ::

« Les petites bêtes - L'oreille absolue »

:: Nombril

Que sont les « petites bêtes » ? Ce ne sont pas celles de l'excellente chanson de François Pérusse, mais celles par lesquelles je qualifie des éléments de ma vie qui ne me quittent jamais. Des choses qui sont en moi du matin au soir et du soir au matin, partie intégrante de la "machine finipe", des rouages parfois grippés et qui me freinent, parfois bien huilés et qui m'entraînent. Non, pas des poux ni des morpions, je suis un garçon propre : tous les jours, de pulpeuses servantes me nettoient avec du lait d'ânesse, dans une baignoire de marbre de Carrare. Il s'agit plutôt de "bêtes éthérées", seule image qui me vienne à l'esprit quand j'y pense, c'est-à-dire souvent. Trop souvent sans doute.

J'en parle parfois à mes proches au détour d'une conversation, mais il est toujours difficile de décrire ce que sont ces petites bêtes avec précision, tant leur présence est intime, du domaine de la proprioception, et donc par essence presque impossible à faire comprendre avec justesse à autrui. Les petites bêtes scandent mes journées avec une fidélité qui ne se dément pas : elles occupent mes pensées, débordent sur mes choix et mes décisions, affectent mon travail, mes passe-temps, mon sommeil, mon appétit. En bien ou en mal, parfois ou souvent selon la petite bête qui se manifeste, mais sans conséquence majeure la plupart du temps. D'ailleurs, je me surprends régulièrement à être le jouet d'une de mes petites bêtes, sans même en avoir eu conscience l'instant précédent.

Ma première petite bête est celle qui prend le plus de place, dans beaucoup de circonstances. C'est une sorte de marotte qui me tient depuis longtemps, à savoir l'oreille absolue. La mienne est même active, figurez-vous, car il existe une oreille absolue passive. Mais qu'est-ce au juste que l'oreille absolue ? C'est très simple : il s'agit de la capacité à identifier une note précise, et ce sans aucun référent préalable. Une oreille absolue passive pourra reconnaître une note sans référent, mais sera en revanche incapable de vous chanter une note précise si on lui demande. Une oreille absolue active pourra tout faire : donner une note sans référent préalable, et reconnaître une note, en sachant même préciser si elle est un peu trop aiguë ou un peu trop grave au regard des fréquences retenues dans le système tonal occidental (le La à 440 Htz, ou 442 Htz pour un orchestre). Eh bien moi, j'ai l'oreille absolue active. Hahaaaaa ! Alors c'est pas un truc super utile ça ? Hein ? Hein ?

J'ai appris récemment que, dans nos pays, environ une personne sur 10000 possède l'oreille absolue (deux fois plus dans certains pays asiatiques — Chine par exemple —, dans lesquels le langage possède plusieurs tonalités de prononciation). Pour ma part, j'ai appris que j'avais l'oreille absolue il y a assez longtemps, et tout à fait par hasard : j'étais un morveux en classe de 6ème, et, tandis que le professeur de musique nous jouait une mélodie simpliste à la seule fin que nous en reconnaissions le rythme, j'ai cru bon de faire mon intéressant, et j'ai donné également les notes avec. Intrigué, le professeur me joua immédiatement quelques notes prises au hasard sur son piano en me demandant de les reconnaître, ce que je fis. Il déclara alors, avec un ton amusé et surpris à la fois : « Ça alors ! Il a l'oreille absolue ! ». L'une de mes camarades, jalouse probablement de ce subit intérêt pour un binoclard de mon espèce, rétorqua aussitôt : « Pfff bah oui mais c'est trop facile, il fait de la musique à l'extérieur ! », ce à quoi le professeur répondit « Ah oui mais ça n'a rien à voir ».

Tout ce navrant échange ne nous apprenait d'ailleurs pas plus ce qu'était au juste l'oreille absolue, et à vrai dire cela ne me fit aucun effet, car je possédais déjà cette petite bête depuis longtemps. Depuis aussi loin que ma mémoire me permet de remonter, précisément. Dès que j'entendais une musique, une mélodie, quelques notes dans la rue, des cloches qui sonnent ou ne serait-ce qu'un simple carillon de magasin, je savais d'instinct quelles étaient les notes exactes que je venais d'entendre, sans vraiment travailler ce don. Et plus je vieillissais, plus ma petite bête se faisait précise : au fil des ans, je n'ai plus seulement reconnu les notes, mais tout est devenu une sorte de manie inconsciente qui inscrivait dans ma tête, sans que je le veuille, la partition de tout ce que j'entendais.

Tout y est, toujours, tout le temps, et sans même que je le contrôle ni que j'en aie forcément conscience : les notes, les altérations, le rythme, l'écriture autant horizontale que verticale, l'articulation des diverses tonalités, modulations, accidents, cadences... Tout défile comme un film mental surréaliste, impossible à décrire fidèlement. Les accords sont faits d'un empilement de plusieurs notes ? Qu'importe, moi je n'entends plus des entités sonores séparées, mais des grappes de notes qui deviennent elles-mêmes des entités, au sein d'une architecture musicale globale, faite de phrases, de contrepoints, de tuilages, d'harmonies. Comme une sorte de théorie des cordes dans ma tête. Si je pouvais brancher une clé USB dans mon oreille, la partition s'écrirait sur l'écran de l'ordinateur en même temps que la musique est diffusée par le lecteur CD, comme s'il me sortait des notes de partout que je n'arrive pas à retenir, par poignées entières.

Le seul inconvénient de cette petite bête, c'est qu'elle m'empêche de profiter simplement de la musique, en jouissant benoîtement de sa beauté, et sans y décortiquer malgré moi tous les rouages : elle est sans doute trop exclusive, trop jalouse de ses prérogatives pour me laisser cette opportunité.

Parfois, tandis que je vaque à quelque occupation parfaitement insignifiante sur mon ordinateur (comme par exemple produire un billet pour ce blog), je me surprends à être en train d'écrire mentalement la partition de la musique diffusée simultanément par la télévision, alors que je ne la regarde pas, que je ne l'écoute pas : je l'entends, c'est tout. Souvent, alors que je suis en pleine conversation et qu'une musique est diffusée en quelque endroit et par quelque moyen, les notes me happent : personne ne s'en aperçoit, et même moi je ne m'en aperçois souvent qu'une fois la conversation terminée. A tout instant de la journée, j'ai une mélodie qui m'accapare, et qui vient se ficher dans mon oreille, avec sa cohorte de signes musicaux. Et, tous les soirs, dans les instants qui précèdent l'endormissement, j'ai un air dans la tête. Les notes passent, repassent, rerepassent : les notes sont mes moutons à moi.

C'est MA petite bête. Celle qui m'accompagne depuis si longtemps que je ne me souviens pas d'avant, et qui m'accompagnera probablement jusqu'à ce que je ne puisse plus entendre autre chose que de la musique céleste ou infernale. Même si un jour je devenais sourd, je sais que cette petite bête ne me quitterait pas, car elle est éthérée, et faite d'audition intérieure. Et en vérité, c'est une petite bête dont je ne suis pas mécontent d'avoir hérité : c'est assurément ma plus fidèle amie.




J'ai plein d'autres petites bêtes, pas toutes aussi bienveillantes. Je suis sûr que vous en avez, vous aussi !

finipe, 03h11 :: :: :: [6 observations emphatiques]