Comme beaucoup d'entre vous ne le sait probablement pas, je suis actuellement (entre autres) professeur de solfège dans une école de musique. Ou plutôt professeur de
Formation Musicale (FM), selon l'expression consacrée : cela doit paraître moins ringard et moins effrayant que le terme
solfège. Il s'agit d'ailleurs d'une école de musique agréée, habilitée à délivrer des diplômes valables dans tout le pays. Entendons-nous bien : ma mission, ou du moins celle qui devrait être la mienne, c'est d'apprendre à ces chères têtes blondes les bases techniques de la théorie musicale occidentale, à savoir rythme, lecture de notes, théorie, harmonie, intervalles, tonalités, modulations, cadences, Histoire de la musique, écoute, culture musicale en général, travail de l'audition, etc. Bref, tout ce qui fait qu'un musicien n'est pas juste un instrumentiste du dimanche, mais un musicien complet, cultivé, ouvert et curieux, en dehors de sa propre pratique instrumentale.
Hélas, la réalité est bien loin de la fiction, car mes élèves sont d'authentiques nullités (pour une grande partie d'entre eux), et pour cause, puisqu'ils n'en foutent pas une ramée chez eux (autant en instrument qu'en solfège, du reste). C'est ainsi qu'au bout de 4 ans, 80% des élèves ont abandonné l'école de musique (chiffres de l'année dernière) : généralement, cette période correspond à l'adolescence ou la préadolescence, ce qui n'arrange pas les choses. Les gosses sortent donc de l'établissement après 4 années passées à ne rien foutre en cours, et ne sachant pas grand chose de bien consistant ; les plus opiniâtres monteront peut-être un minable petit groupe de rock avec des copains, sans ambition ni qualité, sans rigueur rythmique, bref, un projet mort avant même d'être né. Et pendant que ces parasites profitent bien des impôts payés par leurs parents (qui d'ailleurs ne se gênent même plus pour le souligner aux dirigeants de l'école), d'autres (peut-être plus motivés) doivent attendre, car les places sont limitées (800 élèves pourtant !). Quant aux 20% restant, ceux qui passent le cap des 4 années, ils font en revanche ma joie !
Quoiqu'il en soit, c'est dans ces conditions que l'on me distribua récemment des « évaluations » (les guillemets s'imposent), sur lesquelles ma hiérarchie me demanda d'inscrire mon appréciation sur le parcours de chacun de mes élèves. On me précisa toutefois avec douceur que ceci était surtout destiné à (je cite) « faire plaisir aux parents » (ceux qui payent les impôts qui financent en partie l'école, donc), sous-entendant ainsi à mots à peine couverts que les reproches, les diatribes et les anathèmes étaient proscrits, quels que soient les mérites respectifs (et surtout les tares) de chaque élève.
C'est ainsi que je dus m'atteler à ce pénible fardeau scriptural, dans le plus laborieux style faux-derche dégoulinant de niaiserie compassée, dont je ne résiste pas à vous livrer quelques morceaux choisis, traduits dans le langage que j'aurais tant aimé utiliser :
Elève sympathique, quoiqu'un peu tête en l'air parfois.
La vérité : votre pourri de gosse n'écoute jamais rien. Il passe son temps à penser à autre chose, ne sait jamais où l'on se trouve quand on l'interroge, et est complètement à la ramasse. Il devrait se coucher plus tôt le mardi soir, car il dort assis pendant les cours et a des cernes de 3 pieds de long.
Elève parfois dissipé
La vérité : votre gosse à la con est un vrai boulet, qui passe son temps à intervenir quand on ne lui demande rien, à faire des commentaires déplacés et à systématiquement remettre en question le moindre propos que l'on tient. Foutez-le sous Ritaline ou mettez-lui quelques paires de claques, manifestement ça lui manque. A cause de ses conneries, je dépense la moitié de mon énergie dans l'autorité, alors que j'ai autre chose à foutre.
Petite lacune en lecture de notes (5 minutes de révision par jour suffisent !)
La vérité : votre môme, au bout de deux années de solfège, n'est même pas foutu d'aligner 3 notes en clé de sol, alors qu'il est (paraît-il) clarinettiste. J'aurai beau lui faire faire 3 heures de lecture de notes par cours, il sera toujours aussi nul s'il n'ouvre jamais son cahier dans la semaine pour pratiquer un peu. Non mais qu'est-ce que vous croyez ? Qu'on apprend à lire la musique par magie ? Qu'on se réveille un matin, touché par la Divine Grâce, en sachant lire parfaitement une clé de sol, 2 clés de fa et 4 clés d'ut ? Non : il faut TRAVAILLER, bande de minus !
Elève curieux et intéressé
La vérité : votre gosse passe son temps à poser des questions débiles et sans aucun rapport avec le cours. S'il pouvait fermer sa gueule quand on ne lui demande rien, et l'ouvrir à bon escient, ce serait appréciable.
Bon sens rythmique
La vérité : je vous mets un truc bidon pour vous faire croire que votre gosse a au moins une qualité musicale, mais c'est du flan. C'est un nullos, mettez-le à la poterie plutôt.
Excellent travail, il faut continuer ainsi !
La vérité : votre gosse est la seule lueur d'espoir de sa classe. S'il s'accroche un peu, il fera un musicien très capable, peut-être même vraiment bon.
Et après, on se demande pourquoi les élèves détestent unanimement le solfège, à tel point que les générations suivantes haïssent déjà le solfège, uniquement grâce à son aura maléfique de matière intrinsèquement chiante... J'ai la réponse : c'est parce qu'il faut travailler pour y arriver, et que ça demande des efforts. C'est ainsi que, alors que tant de pénibles passent un temps considérable à fustiger l'élitisme de ce genre de discipline musicale, la sélection s'opère d'elle-même : les nullos et les tire-au-flanc sont largués, les autres restent.