Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

Le boulot,
ça me
réussit pas
J'ai
faim
Paradoxalement, l'envie noie horizontalement l'intelligence. C'est ainsi que l'amour s'évade en atteignant le secret de l'existence
La Piscine ::
Le lion & le rat (Le Tref & l'Aucube)

4 Septembre 2010 ::

« Le réel et le perçu »

:: Baratin

Homines id quod volunt credunt
(Les hommes croient ce qu'ils désirent)
Jules César


Prenons donc quelques minutes en ce beau jour pour faire un peu de philosophie à un euro cinquante.
L’autre jour, je rentrais chez moi après une journée bien remplie lorsque je remarquai que la première chose que l’on voyait en arrivant, juste en face de la porte d’entrée, était une étagère, et que sur cette étagère, on pouvait admirer ce piteux spectacle :


Poursuivant ma réflexion, je me disais donc qu’il y avait deux manières d’interpréter ceci.
D’une part, la conclusion probable d’un visiteur qui ne me connaît pas : « eh beh, c’est un sacré alcoolo celui-là ! »
D’autre part, la conclusion probable de quelqu’un qui me connaît : « il jette les bouteilles de verre au recyclage une fois par an »

Eternel débat que celui du réel et du perçu, au moins aussi éternel que celui de l’inné et de l’acquis[1]. Eternel, et j’ajouterai insoluble.
Il est bien entendu de notoriété publique que nos sens sont d’une médiocrité rare.
Nos yeux ne voient déjà pas grand-chose le jour, sans parler de ce qu’ils voient la nuit, et là je n’évoque même pas les myopes, hypermétropes, astigmates et autres presbytes.
Notre ouïe est déplorable, notre odorat lamentable, notre sens tactile est risible. Quant à notre goût, il est fort limité. Si vous voulez mon avis, même si cela ne se discute pas, il y en a même qui ont vraiment des goûts de chiotte.
Tout cela est parfaitement adapté à notre style de vie, bien sûr. Peu de gens aimeraient vivre avec une hyperesthésie qui leur ferait sentir le moindre frottement de chemise sur leur peau. Peu de gens aimeraient entendre le détail des conversations de leurs voisins (certains les entendent, mais c’est plus dû à l’épaisseur du placo qu’à leurs sens surdoués). Enfin si, ils trouveraient ça drôle. Pendant un temps du moins. Peu de gens aimeraient avoir une vue microscopique qui leur permettrait d’admirer les monstrueux acariens aux pinces crochues et au rostre préhistorique qui grouillent sur leur oreiller, ou les répugnantes bactéries qui se tortillent à la surface de leur épiderme.

Le peu que nous percevons doit ensuite encore passer par le prisme déformant de nos émotions, de notre expérience vécue, de nos interprétations, de l’influence sociale des autres[2], de nos représentations mentales, et de là de nos a priori et autres préjugés (c’est une spécialité de l’espèce), sans oublier nos désirs, envies, fantasmes…
D’après le très peu que j’en sais, ou plutôt que j’en crois savoir, car mon observation est forcément fausse, c’est là qu’il faut chercher cette incroyable difficulté qu’ont les gens à communiquer avec les autres, à s’entendre avec les autres, et, but ultime (ou, de plus en plus souvent, improbable chimère), à être suffisamment sur la même longueur d’onde que quelqu’un pour pouvoir envisager un seul instant de rester avec lui/elle (j’ai dit un gros mot, je sais). Mais nous reviendrons une autre fois sur cet aspect particulier du problème.

En bref, le réel nous est définitivement inaccessible, et c’est sans doute mieux comme ça.
On ne devrait d’ailleurs même pas avoir le droit d’utiliser ce mot. Même les scientifiques ne connaissent rien du réel, même quand ils isolent une variable en laboratoire. Toute observation, même neutre, même dénuée d’affects, est effectuée par un homme, et est donc par définition fausse. Les animaux eux, au moins, ne se masturbent pas le cerveau avec ce genre de question : ils ne raisonnent que sur le perçu, pas sur le réel, dont ils ignorent jusqu’à l’existence. D’ailleurs, ils ne raisonnent pas du tout, les veinards.

Le mot réel doit donc être purement et simplement rayé de notre vocabulaire, comme ça : réel
Si vous avez bien suivi, vous comprendrez sans mal que ce que vous venez de lire n’est pas réel. Oubliez-le donc.

Copyrat draleuq 2007

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1. Loin d’être démodé, ce débat a encore fait récemment rage lorsque notre vénérable président Sarkozy a « incliné à penser qu’on naît pédophile ».

2. Une célèbre expérience de psychosociologie, dite « expérience du point bleu », consistait à inviter un sujet X que l’on mélangeait à un groupe de 5 autres sujets soi disant invités dans les mêmes conditions que X, mais en réalité complices de l’expérimentateur. Ce joyeux groupe de 6 personnes était ensuite introduit dans une salle obscure où un point lumineux, en principe incontestablement de couleur bleue, était projeté sur un écran. Les sujets devaient se concerter pour décider de quelle couleur était ce point. Les complices avaient pour consigne d’affirmer que le point était vert. L’expérience montra que dans plus de 90% des cas, le sujet X se rangeait derrière l’avis des autres sans la moindre protestation, préférant se découvrir secrètement un daltonisme subit plutôt que de passer pour un con auprès de ses congénères.

draleuq, 13h03 :: :: :: [1 haineuse invective]